Texte d’avril 2009
Cet homme est chercheur en philosophie mais ça ne le définit pas. Il ressemble à un savant fou, il n’est pas très grand, on peut le qualifier d’énergumène sans que ça ne choque personne, il est brillant, mais rien de tout cela ne parle vraiment de lui non plus. Je crois que pour parler de quelqu’un, il ne faut pas se contenter de le décrire physiquement, intellectuellement. Il faut y mettre du vécu, des impressions, des hypothèses. Alors seulement le personnage, à travers des yeux qui ne sont pas ceux du lecteur, mais des yeux qui l’ont vu un jour, peut prendre vie. Il s’anime. Il existe. Pour parler de quelqu’un il faut risquer des phrases qui n’en parleront pas en tant qu’il est ce qu’il est mais en tant qu’il est ce qui déclenche quelque chose en soi. Là, on sera sûr de ne dire aucune vérité. On sera sûr aussi de ne pas se tromper.
Si je devais raconter comment je vis cet homme, je dirais que c’est comme au travers d’un grand délire opaque. Qu’est-ce que j’entends par là d’ailleurs ? Est-ce que ça veut dire quelque chose, « vivre quelqu’un au travers d’un grand délire opaque » ? C’est venu tout seul quand j’ai pensé aux significations a priori délirantes qu’il nous lance au visage. Entre lui et nous, il n’y a que cela. Des gestes et des mots dont on ne perçoit pas toujours le sens sous-jacent. Cet homme, appelons-le monsieur Air, semble aussi libre que son nom. On dirait qu’il a appris des millions de choses mais qu’il danse loin au dessus. Sur cette base de sens. Au-delà de cette base de sens. Il parle comme vous et moi, et fondamentalement différemment aussi. Il ne comprend rien à l’amour, mais en contrepartie il peut en parler de façon extrêmement juste pendant des heures. C’est toujours après ces longs discours qu’il vous avoue en riant un peu, que tout ça, ces théories sur l’amour, lui semblent irrationnelles mais qu’il faut se rendre à l’évidence : c’est bien ce qu’on observe. Il lit parfois à voix haute des extraits de textes, dans un français qui ressemble à du péruvien, ou tout autre langage abscons dont on n’entend plus les sonorités qu’on en perçoit le sens. Ce sont des textes qui pourraient être beaux dans leur justesse, mais que leurs auteurs ont préféré dissimuler sous des masses de technicité. Monsieur Air dit que le langage technique, c’est de la quincaillerie. Il rit. Il parle des textes difficiles comme s’il racontait des histoires. Souvent les histoires sont difformes, bizarres. On a l’impression de se retrouver dans un monde dont les lois auraient été bousculées. Il n’y a plus de repères nulle part, c’est neuf et angoissant mais toujours captivant. Evidemment dans ses paroles, on ne reconnait rien du texte péruvien (pourtant français), mais plus tard en le relisant, on remarque en sourdine, en fond, des traces du discours d’Air. Tout devient encore plus facile ensuite. Alors on s’aperçoit que le monde chamboulé qu’il semblait sortir du chapeau quand il nous racontait les choses… c’était le nôtre ! Les chapeaux, ça n’existe pas.
Cet homme, le moule de l’académicien typique ne lui va pas. Lui, ce qu’il sait faire de mieux, c’est respirer et pour le reste, basta. C’est un flamboyant pertinent, parce que tout chez lui hurle la liberté dans ses emportements, mais que dans le même temps c’est une liberté qui tombe juste, une liberté qui pense, dont on voit immédiatement qu’elle s’est retournée sur elle-même pendant des décennies et qu’elle s’y retourne toujours. Il y a plus que du coup de sang dans son geste de se lever pour houspiller le pauvre thésard dont la théorie « ne tient pas debout ». Tout est fait, tout est dit dans un profond respect de l’autre, de ce qu’il vaut. De façon très « millième degré ». Quand on a vu Monsieur Air taper du point sur la table contre le thésard, on ne l’oublie plus. On sait immédiatement qu’il sauve l’étudiant de quelque chose, et l’étudiant aussi le sait : cela se voit à la reconnaissance qui se peint sur son visage, cela se voit à sa façon de répondre aux discussions, aux objections qui suivent. Cela se voit. Monsieur Air sauve des gens de l’ère du robotique ambiant. Monsieur Air est un révélateur de liberté : il tend un miroir aux gens, qui les souvent les fait sursauter lorsqu’ils y rencontrent un reflet coincé dans de jolis discours, un peu condescendant, prisonniers d’une posture qu’il leur faut adopter pour demeurer crédible ; et qu’ils se voient pouvoir vivre autrement, apporter aux autres, penser plus librement qu’ils ne le font, surgir soudain des tapisseries, devenir leur pensée.
C’est pour toutes ces raisons que j’admire monsieur Air. Il se laisse moins conditionner que la plupart des gens. Et il aide. Et il est vivant dans le beau sens du terme. Voilà.