« Tu sais dessiner les moutons ? »
Je ris, relève la tête de mon bouquin sur « La théorie de la justice ». La question qui vient de claquer dans l’air semble sortie d’un livre. Mais il y a Océane devant moi, et le point d’interrogation qui tremble encore dans ses yeux clairs.
« Tu es sérieuse ? », je lui demande.
« Ben oui… »
Et pourquoi un mouton, d’ailleurs ? Je me suis bien gardée de poser la question.
La table est ronde, couleur de miel, et la lumière d’une lampe, en cheveux, pleut dessus. Je trace une forme lisse qui n’est pas encore un mouton. Qui n’en sera peut-être jamais vraiment un. Quatre pattes de débutante : elles sont géométriques, on ne voit ni les tendons ni la saillance des muscles, ni le relief des os… Géométriques, peut-être, mais disproportionnées aussi. Pauvre petit mouton, je pense.
Un museau émerge de la silhouette. Une oreille, un oeil étonné. Un sourire. Et pour le consoler de sa silhouette maladroite, je lui glisse une fleur dans la bouche. Ensuite, il n’y a plus qu’à l’habiller, et c’est facile, c’est comme de tracer un nuage.
Je gomme les traits d’esquisse. Ceux qui font croire que j’ai vraiment de la méthode. La démarche du mouton, cependant, me trahit. C’est bien beau, les méthodes, mais désespérément, mon mouton s’enclave dans le papier, recule, se creuse, refuse d’être mouton. Simuli tout au plus. Simuli, oui, mais âme, jamais !
Un peu inquiète, je tends la feuille.
Silence.
Elle regarde.
« _Alors… ? Il te convient ?
_Oui, c’est parfait, merci ! »
C’est quand même plus facile de dessiner pour les adultes. Le Petit Prince, lui, aurait refusé de t’emmener… alors où que tu ailles, bon voyage, petit mouton doux.