C’est un air important. Il porte une époque morte saturée d’images mortes et qui pourtant me hantent.
D’abord il y a le front des nuits. La profondeur des rues les lampadaires muets. Ce qui bruisse et que l’on sent frais comme une odeur de petite pluie. La jolie maison, qui se dresse au coin de la rue, dont le portail grinçait toujours, mais qui m’était un lourd coton de silence et de solitude. La maison vénéneuse, je pense. Elle sonnait creux, parce que le cœur était ailleurs.
Je me souviens d’avoir su marcher. Mes pas d’alors m’échappent comme ceux d’une autre, on dirait que Nancy me porte, qu’elle me glisse dessous sans effort et c’était sans doute faux.
J’ai eu très froid, là-bas. J’étais trop libre d’un seul coup. Pour moi, la liberté manquée renverra toujours à Nancy. Une ville à visage pâle, très dur, aussi laide et enfarinée que ces vieilles dames coquettes jouant de leurs bijoux. L’architecture ne m’en jette pas. Nancy est triste, elle pleure tout le temps. Derrière la fontaine à dorures de la place Stanislas, elle s’enlarmoie même en verdure, devient parc, paons, fades promeneurs. Mais ses statues et les allées ont le goût du heurtoir contre une porte close, et des départs recommencés, et des absences définitives. Nancy a froid, l’hiver. La rue St Jean pleut de lumières, on se macaronne le cafard en montant vers la gare. Autour de nous, les cinémas et les commerces dessinent un grand mur criard tout en lumières fausses. Elle aime cela, briller, Nancy, mais viscéralement, elle frissonne. Elle n’a pas les trains dans la poche. Tout la quitte et ses nuits la mordent.
J’ai tant marché là-bas, que mon quota de pas permis s’y est dilapidé.
Je me souviens d’un soir, un quai, le vent de biais qui frayait même sous mon manteau. Et de la lumière glacée -peut-être des néons, qu’en sais-je, mais tout m’apparaissait verdâtre. Les gens de la scène que je décris ont perdu leur visage en route. Il transpiraient le morne. Je les vois immobiles. L’instant d’après, ils disparaissent.
Je m’étais alors adossée contre un puissant pilier, nous nous regardions sans rien dire. Nous élongions l’instant : il s’appelait silence, à l’heure de pointe, et en pleine gare.
Puis je suis restée dans tes bras noyée dans une odeur d’encens. Est-ce que j’aimais l’odeur ou la personne qui la portait ?
(Lorsque j’allumais de l’encens, seule chez moi pour t’y convoquer, il ne te ressemblait jamais. C’était un vêtement vide, du si présent dans tant d’absence. Des pluies creuses me cinglaient au ventre.)
Tu n’aurais pas dû me tenir. Ou le faire sans tendresse. Tu aurais dû garder distance, te taire avant de monter dans le train, « ne le regarde pas s’éloigner». Je me souviens qu’il est parti comme un cercueil qu’on charge dans un corbillard. Je ne suis pas tombée.
J’ai marché toute la nuit. Des larmes de semelles, des courses échevelées dans un novembre au sang battu. Nancy gardait de toi un souvenir aigu. Les lieux que je t’avais montrés me semblaient révolus tandis que j’y passais ; j’avais le sentiment d’avoir tout rêvé à l’instant : ton contact, une blague vaseuse au sujet du nom d’une enseigne, des échanges de regards complices, la chaleur de ta main, et que tu t’exclamais pour des bêtises et que, je te parlais comme on écrit.
Une balade à deux doublait mon errance solitaire.
Sais-tu, as-tu appris, depuis, l’hôtel de ville éclairé par-dessous ? et la petite magie de l’Arc Héré tout bleu ? Il me retranche du monde ; tous les baisers interdits planent dans son grand bocal de lumière, mais il cristallise de froideur, il est d’un matériau terrible où s’insinuent tous les hivers qui vous remordent par après.
Ton image se nécrose en moi lorsque j’en parle. Je me trouve un peu fraîche, un peu mal à propos. Qui suis-je pour parler des défunts ?
Nancy n’a de cesse de mourir et malgré moi, je la ranime dans ses dimensions personnelles. Elle n’a jamais rien eu d’une ville. C’est une chute en pierres, sons et lumières artificiels, un écrin aux dents acérées, la capitale de la pire perte, l’âme vide, le ventre ivre et l’enfer.