Silencieuse lorsqu’elle se trouvait seule, démontait mentalement la chambre meuble à meuble. Cela faisait des mois qu’elle déplaçait les étagères, les tables, le lit, le piano, rien que pour essayer autre chose – une fuite radicale en huis-clos.
Depuis toujours, les pièces avaient eu des visages, des expressions. Surtout la chambre et la cuisine. L’appartement entier, en fait. Son agencement ne changeait pas, pourtant par éclairs il devenait autre.
Un jour de grisaille, à demi-ensommeillée sur un tabouret de la cuisine, Silencieuse avait senti cela : une différence. Une différence difficile à nommer, qui rendait perceptible un degré rêvé de la pièce ; un ressenti modifié des choses : la cuisine avait cette allure triste qui n’était pas là la veille, et pourtant rien n’avait bougé. Elle semblait habitée par une musique que l’on devinait sans l’entendre. Il y avait besoin d’en consoler le fond d’atmosphère, d’y résoudre un insituable chagrin. La cuisine s’était toute transfigurée, on n’aurait pas su dire en quoi. Il y avait comme : un décalement du regard. Comme un cran qui aurait sauté. Et Silencieuse reconnaissait comme sienne cette cuisine venue de nulle part, aperçue quelque nuit, peut-être ; cette cuisine fuyante qu’elle re-rêverait, qu’elle inventait, qu’elle sentait glissante éphémère et fragile à l’instar d’un « pas sûr », d’un « vu-dissimulé », d’un « plus jamais sans doute » . Cette cuisine dépaysante en plein milieu de SON appartement.
Elle avait découvert ainsi toutes sortes de lieux dans les lieux. Des dizaines d’autres appartements repliés dans les coins du sien. Quelquefois elle cherchait un état précis de la cuisine et ne le trouvait pas, ne le rencontrerait plus jamais ; c’en était d’autres qui s’imposaient ; elle s’irritait alors.