Revenir – par Brigitte Celerier
Dans le train, l’homme se demandait combien de temps le séparait de son adieu à la ville. C’était si vieux, et il avait si peu, et de moins en moins, le sens du temps. L’homme regardait le paysage déformé par la vitesse, il le voyait, saluait parfois d’une seconde d’attention un arbre, un pan de mur, une route qui s’éloignait brusquement. Et continuaient, comme depuis deux jours – le coup de téléphone, l’achat du billet, le rangement soigneux du nécessaire dans une valise – les images pâlies, hésitantes ou péremptoires, de lui venir en désordre, de cheminer en lui, quelque part sous son attention distraite à ce qui l’entourait.
Flux d’images brouillées avec d’étonnants sourires, des éclairs de tendresse confrontés au ressentiment qui avait tout effacé.
L’homme est sorti de la gare, il a traversé la place, descendu une avenue jusqu’à l’hôtel. Étranger dans la ville – elle avait vieilli sans lui, juste un peu mais avec la brutalité d’un changement d’époque. Ou c’est ce qu’il pensait. D’ailleurs il ne venait que très rarement dans ce quartier central quand il vivait là.
Neutralité, joliesses, et ce ressentiment.
L’homme a téléphoné. Il a pris un taxi. Il est entré dans la chambre et, par dessus une massive épaule, il a regardé ce que recouvrait le drap et ce visage, a trouvé les yeux, a vu la vie y revenir, un retrait et puis un adoucissement, jusqu’à une supplique d’animal en détresse. L’épaule s’est déployée en une grande carcasse, une voix a dit « te voilà.. il t’attendait », une pression l’a assis dans le fauteuil. Il regardait avec étonnement ces yeux, il cherchait en lui… Une main a glissé sur le drap et il l’a prise, l’a tenue, comme distrait – il a senti que la sienne répondait à la très faible pression des doigts sans qu’il l’ait voulu. Il a levé la tête vers son frère, et a dit « je ne t’aurais pas reconnu ». Il y a eu quelques mots, des entrées, des soins, le soir approchait et ça été la fin.
Images en fuite auxquelles tenter de s’accrocher, ressentiment, tendresse ancienne.
En attendant l’heure de l’enterrement, dans le bureau de la vieille maison, son frère a pris un livre dans le rayonnage et a demandé « Pourquoi as-tu écrit ça ? » – et puis « oui il l’a lu, mais nous n’en avons pas parlé ». L’homme n’a pas répondu, il a parlé maison, renoncement, droit du demeuré, ils ont un peu discuté, son frère a accepté, de mauvaise grâce. Devant la tombe l’homme a serré des mains, embrassé, écouté les « c’est fou ce que tu lui ressembles », les « que deviens-tu ? », les mots sans sens, les « il vous aimait tant », quelques banalités et une ou deux petites perfidies.
Images en fouillis bougeant lentement, sidération.
Dans son ancienne chambre, l’homme a trouvé le journal de son adolescence. Il est reparti. Dans le train, il ne regardait rien, juste ce cahier et puis ce livre. Il a cherché un peu, décidé qu’il n’y avait pas de vérité.
Il a refermé le passé.
Dérive à partir de « Se souvenir, c’est faire du cinéma mental qui fausse toujours l’événement original. Les souvenirs ne sont que des fictions. » – Raymond Federman « Chut » C’était le thème commun que nous avions choisi.
Et je remercie infiniment Brigitte pour ce texte, que je suis fière d’accueillir ici ! Elle m’ouvre en échange les portes de son blog, « Paumée« , où vous pourrez lire ce que m’a inspiré la citation de Federman.