« -Vous avez un faible pour lui ?
-J’avais.
-Vous l’aimez, quoi.
-Voui, je l’aimais.
-Est-ce que c’était normal ?
Lalix, surprise, se tut. Le duc continua :
-Et je parie que vous l’aimez toujours.
Lalix ne répondit pas.
-C’est pas vrai ?
-Si.
-Et ça, est-ce que c’est normal ?
Lalix ne répliquait rien.
-Vous voyez, dit le duc, rien n’est normal. »
(R. Queneau, Les Fleurs Bleues, éd. Folio p.268)
A l’image de ce « rien n’est normal » proféré par le duc, ce livre ne se laisse ni classer, ni aisément déconstruire. Y pénétrer relève déjà de l’acrobatie mentale et éprouve le savoir-rêver du lecteur qui s’y essaie.
L’histoire met en scène deux personnages évoluant dans deux univers que tout oppose : le duc d’Auge traverse les siècles (départ au Moyen-Age, escale par la Révolution française, point de chute à l’époque actuelle) tandis que Cidrolin coule des jours monotones sur une péniche du Paris moderne.
Leur particularité ? ils se rêvent l’un l’autre. Dans le texte, les transitions du monde de Cidrolin à celui du duc d’Auge -et inversement-, sont d’une telle fluidité qu’elles donnent l’impression d’un même corps autour duquel tout changerait – nom, époque, situation – dans un vertigineux mouvement d’assoupissement conscient. La sensation de passer du recto au verso du réel est omniprésente, sans que l’on puisse pourtant définir le lieu de ce réel. Est-ce Cidrolin qui rêve qu’il est duc d’Auge ou le duc d’Auge qui se rêve Cidrolin ? Ce doute a manifestement été travaillé par Queneau, dont on prétend qu’il s’inspira, pour composer son livre, du proverbe chinois suivant : « Tchouang-tseu rêve qu’il est un papillon, mais n’est-ce pas le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? »
Du côté de Cidrolin, la vie s’étire comme une routine. On ne lui connait pas d’amis. Ses interlocuteurs au quotidien sont souvent des gens sans nom ni visage, désignés par leur seule fonction : ainsi le passant, dont on ignore si c’est ou non toujours le même, ou encore le gardien du « camp de campigne pour campeurs ».
Cidrolin est un homme d’habitudes. Il traîne au bar, erre par la ville, repeint sa clôture sur laquelle un mystérieux « graffitomane » étale chaque nuit des injures, s’inonde de pastis et fait la sieste pour rêver. Il vit avec sa fille, Lamélie, qui joue pour lui le rôle d’une quasi-servante avant de le quitter pour se marier. Il la remplace d’ailleurs bien vite par une femme de bordel, Lalix, avec laquelle il paraît n’avoir aucune relation intime et qui s’attache pourtant à lui. On note que cette femme prend à ses côtés la place exacte qu’occupait Lamélie auparavant, ce qui ne laisse pas de troubler.
Le duc d’Auge quant à lui, mène une existence mouvementée. On le voit souvent en route, monté sur son fidèle destrier, Démosthène, auquel il ne manque même pas la parole. Il est accompagné par son page, le vicomte d’Empoigne ; cette fonction de page et ce titre de vicomte d’Empoigne désigneront deux individus distincts au fil du livre, comme s’ils n’étaient que des vêtements de lettres dans lesquels chacun pourrait se glisser. On peut risquer ici à un parallèle avec le fameux « passant » qui interpelle Cidrolin alors qu’il repeint sa clôture ou se promène en ville. A l’inverse du page ou du vicomte d’Empoigne, ce passant n’a ni nom ni fonction. Ou plutôt, le nom commun dont on l’affuble n’est fondé à le désigner en tant qu’individu que le temps de son passage. Contrairement au titre du vicomte ou au rôle du page, le nom du passant ne ment pas sur son caractère emprunté et donc impersonnel. On n’imagine pas de visage au passant tant qu’il est ainsi nommé, tandis que l’on se construit volontiers une représentation du vicomte d’Empoigne alors même que deux personnages se succèdent sous ce titre au cours de l’histoire.
Mais qu’en est-il de ce jeu sur les noms ? Queneau l’a-t-il pensé, poli, écrit, ou n’est-ce qu’une idée qui vient dans le mouvement d’une lecture inquiète, en quête de repères, qui cherche à cerner l’histoire et l’auteur ? Et si oui, fallait-il avoir du livre ce type de lecture ? Ne peut-on pas aussi se laisser faire par l’histoire si absurde soit-elle ? Lorsque l’on plonge dans Les fleurs bleues, il est pourtant tentant de chercher à s’agripper, car l’ouvrage est troublant, hanté de fulgurances dont on saurait difficilement parler faute de vraiment comprendre par où elles nous saisissent.
Le duc d’Auge est encore celui des deux personnages auquel tout arrive. Des événements en soi importants sont chez lui traités avec une sorte de légèreté. Ainsi, par exemple, la mort de son épouse ou l’annonce de la prise de la Bastille, après quoi le narrateur écrit : « comme tous ces événements les avaient fatigués, hop, au lit ! »
Cette tournure est par ailleurs emblématique de la façon ludique dont Queneau manie le langage. Le roman est semé de ruptures entre les niveaux de langue, les temps de narration, l’orthographe officielle et une autre (a priori fantasque) dont Queneau a le secret. Il n’est pas rare de trouver dans une même phrase un verbe au passé simple et le suivant au présent.
Les jeux de mots sont légion. Jeux phonétiques d’abord, avec une écriture francisée de tous les mots anglo-saxons et sigles ; ainsi, voiture devient « houature » (p31), strip-tease devient «stripeutise» (101) et CRS devient « céhéresses » (p53), pour ne citer que trois exemples.
Jeux de répétitions ensuite : « Le chapelain devina que le duc envisageait de passer à la rébellion ouverte. Le héraut devina la même chose. Le duc devina que les deux autres avaient deviné. Le chapelain devina que le duc avait deviné qu’il avait deviné, mais ne devinait pas si le héraut avait lui aussi deviné que le duc avait deviné qu’il avait deviné », etc. (p57)
Ce que le lecteur devine pour sa part, c’est une partie de la jubilation à écrire qu’a sans doute éprouvé Queneau lors de la rédaction de tels passages.
Le jeu de répétition, dans le livre, n’est d’ailleurs pas restreint au seul plan du langage. Des redondances ponctuent l’intrigue et passent parfois d’un rêve à l’autre. On boit de l’essence de fenouil à toute heure chez Cidrolin comme chez le duc d’Auge, on s’interroge chez Cidrolin sur l’origine d’une expression idiomatique qui s’explique sans souci dans la réalité du duc, on trouve une épouse dans chaque rêve et l’on y parle de peinture.
Et si le duc d’Auge, contrairement à Cidrolin, ne semble pas connaître la routine, il lui faut tout de même faire face à des ennuis habituels. Couvrir son cheval trop bavard, par exemple, afin que son aptitude à parler ne s’ébruite pas.
Ce livre joue encore sur toutes sortes d’aspects linguistiques. Queneau y donne dans le néologisme (« l’ératépiste » page 48), se permet quelques calembours (le très joli « silentaire et solicieux » de la page 160) et s’amuse à brusquer les règles d’orthographe et de conjugaison ; le pluriel de cheval reprend ses formes moyen-âgeuses en devant tantôt « chevaus », tantôt « chevals » (103) ; et les phrases comme « je sommes iroquoise et je m’en flattons » (p.38) ne sont pas rares (on y conçoit d’ailleurs un curieux doute sur l’unité de la personne, de sa personne propre comme de celle des personnages ; l’idée d’un jeu sur le thème de la personne plurielle serait à creuser, quoi qu’elle ne puisse mener peut-être qu’à un délire d’interprétation sans grand rapport avec l’œuvre).
Notons, pour finir, les jeux d’homophonie. Les chiens du duc s’appellent « Taïau, Taïo, Thaillau ». Trois fois le même son pour trois êtres différents, ce qui nous ramène en droite ligne à la question de non-coïncidence du nom et de l’individu.
Autre aspect intrigant du livre, la nécessité de peindre que ressent Cidrolin sans qu’il sache bien d’où elle lui vient. Ce que signifie pour lui la peinture, on l’ignore (lui même en a-t-il une idée?), pourtant on sent qu’elle donne sens à son existence. A aucun moment il ne se résout à y renoncer.
Plus flagrant encore, le fait que cette peinture n’ait pour vocation que de recouvrir les graffitis de la clôture. « Les graffitis qu’est-ce que c’est? tout juste de la littérature », dit Cidrolin page 98. Et c’est cela, peut-être : de la littérature non par leur forme mais dans ce qu’elle implique de motions inconscientes. Car le graffitomane qui souille chaque nuit la clôture n’est autre que Cidrolin lui-même. Ecrire la nuit, tout annuler le jour comme si quelque chose d’essentiel et d’insupportable lui avait échappé et que la peinture dans sa dimension couvrante pouvait seule résoudre cela. On notera que chez le duc d’Auge, le mot peinture est toujours employé au sens créatif du terme, tandis qu’il l’est dans son sens superficiel (ou utilitaire) chez Cidrolin. Sous la peinture de Cidrolin, il y a sa littérature. Est-ce que cela n’apparaît pas comme une sorte d’art éclaté, où le contenu authentique (mais salissant) et la forme vide (mais esthétique) se seraient dissociés ? Simple question à laquelle le texte de Queneau prête facilement le flanc.
L’avis que nous donnons ici n’est évidemment pas le récit linéaire des péripéties d’Auge et Cidrolin. Une raison à cela ? parler séparément de ces personnages et de leurs réalités paraîtrait malvenu voire simplificateur. Car ce livre est bien autre chose que la superposition de deux intrigues. Il conte un double rêve. Ou plutôt, un rêve à deux faces. Celles-ci se rejoignent un moment vers la fin de l’histoire, lorsque le duc d’Auge perce la bulle de Cidrolin et investit son monde, et alors tout s’unit d’une certaine manière, malgré l’hétéroclicité du contenu (figures, dates, événements). D’ailleurs, si l’on y prête attention, on s’apercevra que la logique de toute l’histoire est celle d’un rêve ; un long rêve qui progresserait par analogies et glissements d’idées.
Ce livre, paru en 1965, soit cinq ans après la fondation de l’Oulipo, compte aujourd’hui parmi les œuvres phares de Raymond Queneau. Auteur respecté pour sa souplesse d’écriture et sa grande capacité à s’adapter à la contrainte, il nous livre ici une histoire jonchée de pirouettes et, peut-être, de fausses pistes. Car faut-il croire à l’apologue chinois volontiers associé aux Fleurs Bleues ? Doit-on interpréter chaque mot, chaque phrase, chaque jeu, chaque parcelle du rêve ? Ou cette histoire n’est-elle finalement pas comme l’essence de fenouil, substance essentielle et prisée mais qui ne « rime à rien » ?
« -Ce qui me plaît dans l’essence de fenouil, c’est qu’il n’y a aucun mot qui rime avec. Avec fenouil.
-A moins qu’on ne change de genre, dit Lalix.
-On n’a pas le droit, dit le duc.
-Vous êtes aussi poète ? demanda Cidrolin. » (p.246)
Le duc, peut-être pas, mais Queneau certainement un peu.