Le Hussard Sur Le Toit – Jean Giono

Ce livre n’est pas une histoire de choléra, c’est une fenêtre sur le paysage de la lâcheté humaine, de l’égoïsme et de leur exact opposé : le dévouement paroxysmique. Dévouement à une cause, d’abord : ce jeune carbonari piémontais, nommé Angelo, dont le périple est aiguillé par un sens aigu de la liberté. Mais surtout, dévouement à l’autre, qu’il soit un peuple entier, le genre humain pris dans son ensemble ou un individu précis.

De l’égoïsme

Pourtant, l’humanité telle que la dépeint Jean Giono cumule toutes les bassesses.
L’histoire se déroule vers 1830, dans une Provence ravagée par une épidémie de choléra. La maladie n’est pas nommée tout de suite. On commence par la deviner, par en sentir la densité, l’ambiance, le poids et l’haleine âcre. Sous la surface des descriptions, on soupçonne quelque chose qui ne dit pas son nom ; on n’est pas certain de comprendre, puis tout à coup à la page cinquante-six, après une marche exténuante, le mot choléra est lâché.

La particularité du choléra de Giono, c’est qu’il est avant tout un révélateur d’égoïsme. N’en meurent que ceux qui n’auront pas su s’oublier. « Je sais fort bien que le choléra n’est pas tout à fait le produit de l’imagination pure. Mais s’il prend si facilement de l’extension, s’il a comme nous disons cette « violence épidémique », c’est qu’avec la présence de la mort, il exaspère dans tout le monde le fameux égoïsme congénital. On meurt littéralement d’égoïsme », explique un médecin rural à Angelo (p 462, éd. Gallimard, 1951).

On traverse avec ce livre une population poussée dans ses derniers retranchements, et dont le choléra met à l’épreuve l’humanité. La plupart des victimes lui cèdent. Elles perdent tout à coup la faculté de parler, de bouger, de penser, d’être homme. Leur regard se vide. Un médecin de campagne, plus poète que scientifique, prétend que les oiseaux de toutes leurs joies passées les quittent, suite à quoi elles s’effondrent, réduites à l’état de bêtes mourantes. Comme si un flux d’oiseaux interne tenait l’homme en vie.

Dans ses portraits du choléra, Giono n’insiste jamais sur la douleur qu’il induit. Tout, dans la description des malades et des cadavres, met l’accent sur le changement, sur la métamorphose, sur l’instant où le cholérique, s’il ne peut encore être considéré comme mort, ne vit déjà plus. C’est l’état intermédiaire dans sa dynamique qui est pris comme objet.

On pense à Gilles Deleuze, qui suggérait dans son abécédaire qu’un homme à l’agonie, par ses râles, sa peur, son recroquevillement, réduit à rien l’écart qui le sépare de la bête. Il s’isole comme une proie traquée, on ne l’attrape plus, il semble porter son regard sur un au-delà du visible et du communicable. Ce qu’il fixe ne se destine qu’à lui, c’est l’indicible pur, ce qui ne se décrit pas et se partage à peine, sauf (et encore !) lorsqu’un chef d’oeuvre ou un poème vient pousser le langage sous la frontière des morts.

Or, ce regard halluciné vers d’autres sphères est précisément celui des mourants de Giono. Ce qui les fascine tout soudain appartient à un règne hors de portée du nôtre. Il y a, dit le médecin rural, une brusque passion pour la mort, que rien ne peut concurrencer et qui est embrassée sans préavis ni égard pour rien d’autre. Voilà de quoi est fait l’égoïsme des cholériques. « C’est l’égoïsme qui s’oppose à l’amour » (p338). Le tout-pour-soi têtu de qui tourne le dos au monde pour se retirer dans sa mort.

 

Le choléra selon Giono

Les symptômes et remèdes décrits par Jean Giono ne correspondent pas à une maladie réelle : cette peau bleue de mer, ce riz au lait qui mousse aux lèvres comme une écume de rage… De même, on ne guérit pas un cholérique avec des pierres brûlantes et des frictions (fussent-elles faites à l’eau de vie) ; le choléra n’est pas un flux de chaleur sauvage qui fuirait le malade, ce n’est pas une lutte thermique entre chaud et froid, chair et bleu, jour et nuit, courage et lâcheté. Et l’on pourrait reprocher à Giono son manque de réalisme si l’on n’y sentait l’expression d’une nécessité implacable et sincère, transmise au livre entier : aux paysages, aux animaux, aux personnages. Car chaque élément de l’histoire porte en lui un aspect de cet étrange choléra. La Provence entière est touchée. Animés et inanimés y sont modelés dans une même pâte fébrile.

Une contagion symbolique

Les cholériques, dans ce livre, sont bleus. Bleus de grand ciel, bleus d’eaux profondes. Ils sont d’un bleu volé à la nature, semblant littéralement se laisser envahir de ciel. Ainsi le livre s’ouvre-t-il sur un pays incolore, aveuglé de soleil. Là où l’on s’attendrait à trouver les mots riants propres à décrire un ciel d’été, on ne rencontre qu’un « air usé » (p23), « un ciel de craie d’une blancheur totale » (p15), de la « chaleur huileuse » (p16), du visqueux et la « lumière blanche » (p14), « venant à la fois de tous les côtés du ciel » (p17). Cela semble une fièvre mais les descriptions sont belles et, dans ce flamboiement, le ciel n’est pas sans charme.
Il en va autrement des cholériques qui en ont absorbé l’azur. « On a l’habitude d’associer le soleil à l’idée de joie et de santé. Quand nous le voyons en réalité se comporter comme un acide dans des chairs semblables aux nôtres (…) sous le simple prétexte qu’elles sont mortes, nous avons brusquement de la mort une idée juste qu’il est très désagréable d’avoir. Et de nouvelles idées sur le soleil, la couleur de l’or qu’il donne à tout, qui nous plaît tant. Le ciel bleu, c’est rudement beau. Un visage bleu fait un drôle d’effet, je vous le garantis. C’est pourtant le même bleu, à peu de chose près. » (p425)
Cet échange contre-nature entre le ciel et l’homme explique peut-être le sentiment de fébrilité, de maladie que l’on ressent à la description non seulement des cadavres, mais aussi de la canicule.

Les oiseaux déménagent aussi, selon la théorie fumeuse mais élégante du médecin de campagne. Les morts du choléra, dit-il, se sont « vidés d’oiseaux » (p476). « Les oiseaux sédentaires : les passereaux, les mésanges, les rossignols (…), tout ce qui se nourrit d’ordures et de déchets, de vermisseaux et d’insectes qu’on trouve toujours sur place rien qu’en sautillant, toutes les joies sédentaires foutent le camp. » (p475)
Voilà de quoi l’on meurt : d’un désir de partir.
Le cholérique est « insensible », n’a plus « ni main, ni pied, ni bec, ni ongle, ni poil, ni plume ». Les oiseaux, en partant, lui ont volé son corps.
Si l’on cherche leur destination, on s’aperçoit qu’ils reviennent ailleurs dans l’histoire, quoique jamais à leur place naturelle. Au chapitre X, un corbeau guettera la mort de la compagne de route d’Angelo, dans l’espoir de pouvoir la dévorer à son aise. Auparavant, sur les toits de Manosque, c’est Angelo qui s’était réveillé « couvert d’hirondelles » (p161) nacrophages. Plus généralement, dans ce livre, où l’on trouve des morts il y a aussi des oiseaux lavés de toute timidité. Ils sont une extension du choléra.

Les papillons remplissent à peu de chose près le même office, lorsqu’à Vaumeilh, depuis la tour d’une quarantaine où ils sont enfermés, Angelo et sa compagne les voient couvrir par milliers le paysage en contrebas. L’épidémie en est alors à son point culminant. Le paysage forme un rictus.

« Il faudrait partir de partout » (p425)

 A ce stade, le pays, la terre, finissent par se changer en corps mourant, ou du moins par se faire l’écho des organismes cholériques. Le foie est décrit comme « semblable à un extraordinaire océan » (p470). La maladie n’attaque plus l’organisme en se contentant de l’anéantir : elle y instille du paysage et en révèle des lieux jusqu’alors tenus secrets. Mais ces derniers s’avèrent empoisonnés. « Il ne s’agit pas du tout d’anatomie. Il s’agit d’aller sur les lieux où s’élaborent les passions, les erreurs, le sublime et la frousse » (p469-470), explique le médecin de campagne cité plus haut, au sujet des organes malades. Ainsi, cette maladie, si elle ne touche que l’être humain, serait une gangrène de ses plus bas instincts. Elle ne laissera que l’Homme d’intact en l’homme, et c’est pourquoi le personnage d’Angelo ne l’attrapera jamais.

La figure impossible de l’Homme

A chercher en Angelo le héros de ce livre, on pourrait fort bien se tromper. De ce jeune colonel, fier, brave et galant, on ne sait finalement que peu de choses. En suivant ses réflexions, on apprend qu’il a tué un homme en duel ; peu à peu on comprend aussi qu’il a un frère, qui est ce frère, ainsi que la nature fusionnelle quoiqu’ambigüe de la relation qu’ils entretiennent. Mais le personnage en lui-même demeure mystérieux. Il paraît sans travers ni tentations coupables, et ses introspections régulières sont uniquement motivées par la droiture et le doute sur soi. Il forme un creux dans le récit. On dirait un être impossible, une vertu ambulante, peut-être un idéal – et c’est la raison pour laquelle le choléra le contourne. Les idées ne tombent pas malades, Angelo en est une. Il n’a pas le corps pour tomber malade. Il parcourt, sans fatigue, en ne mangeant qu’à peine, des distances incroyables. Des rencontres ponctuent son voyage, rarement associées à des noms (la « jeune femme » qu’il prend sous son aile ne dévoilera le sien qu’à la page 400).

De ses combats pour la liberté, on ne verra rien. Tout est pensé ou rapporté. Les descriptions, fréquentes et longues, rendent palpable ce temps qui s’étire sur les routes. On a tout loisir d’imaginer les pas d’Angelo et de promener son regard sur les lieux comme si l’on y marchait vraiment. C’est une visite de la Provence éteinte. A croire que la région n’appartient plus qu’à Angelo. Qu’elle est peut-être son seul vrai corps et que c’est par là qu’il est malade : par les cadavres jonchant son parcours, par les êtres qui le trompent, par ses chevaux tous enfuis, par le soupçon porté sur chaque source d’eau et par la solitude affreuse qui résonne partout comme un glas.

Un chose saute aux yeux dans ce livre : rien n’y est à sa place. Le tout Manosque campe dans les collines, les cadavres ont le bleu du ciel, les hirondelles s’en prennent à l’homme, et le personnage principal se soustrait à sa propre histoire. Pour lui-même, Angelo est absent du livre. Il n’apparaît que par contraste avec le choléra et ses victimes. Contrairement à elles, il incarne la vertu parfaite, l’archétype du dévouement poussé à son comble, tout ce dont le choléra de Giono n’a que faire.

S’il y avait une morale à ce livre, elle ne s’écrirait pas. On l’entendrait percer dans le croassement des corbeaux ou dans le rire cynique de l’écrivain amer lorsqu’il repose sa plume. De toute évidence, l’auteur de ce texte ne croyait pas en l’Homme. Le résultat en est un livre grinçant, distillant au lecteur un lent poison jubilatoire. On en tourne les pages comme si l’on tenait dans ses mains le choléra lui-même. Une maladie de cinq cent pages à attraper absolument.

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