Diseur de souvenirs

Il faudrait un jour se pencher sur la honte que l’on ressent parfois à la lecture de souvenirs écrits selon un mouvement particulier, qui n’est pas de re-création mais d’angoisse ; ce mouvement que fait la peur de perdre lorsqu’elle rédige. Cela donne au souvenir écrit une tonalité aux antipodes de celle des images silencieuses qui sont son sang. Non pas que les phrases mentent ni que les mots soient inexacts. Le texte de journal ramène le souvenir. Il est bon pour cela. Il est précis. Parfois certains mots qu’il contient ont été vidés des images qui leurs correspondent, mais, plus souvent, le fait d’avoir rédigé l’idée la sauvegarde ; à la moindre lecture, elle est prête à se relever, et avec elle tout un cortège de sentiments et sensations fantômes.

Pourtant, le souvenir écrit n’est pas que cela. Son texte porte un calque du moment décrit, et un calque qui n’est pas neutre. C’est l’ordonnancement des phrases, c’est pour tel détail le choix de s’y attarder ou de le sacrifier à la fluidité de l’action – il y a, oui, ce dilemme de la précision et de la durée – je choisis l’ultime précision, le souvenir se met en pause, attend sa reconstruction linéaire dans une fixité surnaturelle et insolente – ou je choisis de dérouler mon souvenir selon le rythme de la vie, mais tout risque de fondre, déjà la couleur des barrières est laissée au choix du lecteur, et l’angoissé supporte-t-il cela ? Cette perte ?

Dans le racontar angoissé, il y a débordement de l’intime au-delà de toute maîtrise. Il n’est pas ici question d’expression des sentiments mais d’un sentiment de l’expression jusque dans les objets autrefois impersonnels, sans mouvement interprétatif. La mention faite de l’objet dans le souvenir l’arrache à son imperméabilité d’objet. L’auteur s’y est glissé. Aussi, où qu’il regarde, ce qu’il regarde c’est lui. Je dis « l’auteur », pourtant le mot est un peu gros – le « diseur » vaudrait mieux car dans le souvenir tout est dicté, aucun effort d’imagination n’est requis, il ne reste qu’à venir se rouler dans la coquille que l’on a déjà vue, à s’y caler. Le diseur de souvenirs voudrait d’une maison qui dure. Il aimerait qu’une odeur sentie soit piégée au filet des mots, et pouvoir, en ouvrant son cahier, la retrouver stockée, lui appartenant, lui sautant au nez, se recommençant du début (comme première impression) à la moindre injonction. Le diseur de souvenir se bâtit, pour ses confessions, une pièce d’archivage du temps – ou la promesse ou l’illusion d’un tel lieu. Ce qui devait nécessairement fuir y est fossilisé puis entassé dans des tiroirs, chaque instant surmonté d’une date et d’une heure. Cela rassure le diseur. Tout est re-convoquable, réhabitable, tout ce qui fut existe. Et il y a pourtant dans cela, dans le geste de dire puis, plus tard, dans l’action de lire tout en rejouant le souvenir, une question lancinante, un palper permanent pour s’assurer des choses – où est l’objet d’avant, celui auquel aucune idée ne se mêlait, le décor sot mais fourmillant, où sont les autours de l’instant ? – ce que rencontrent les doigts qui cherchent a la texture d’un songe.