A chaque étage, du vent

Depuis son départ aux Etats-Unis, on s’enquiert de T. Chacun demande à Silencieuse, qui reçoit ses lettres quotidiennes, ce qu’il devient.

un lac, dit-elle
– sans ses couleurs d’avant, lorsqu’il dormait au pied des Alpes
un lac méconnaissable
qu’on aurait déplacé
renommé « Lake Murray »
et sa forme aussi a changé.

Elle dit qu’aussi loin que portent ses pas, T. s’échoue toujours aux abords d’un lac. Cela prononcé avec peine, en mâchouillant sa langue – elle en serait presque malade. Les mots se forment en pâte épaisse qu’il faut la forcer à cracher. Le mot « lac », le nom « T. », l’ébahissement pathologique de Silencieuse.

Quand elle se sera délestée de cet attachement malsain pour T., alors cela ira, murmure-t-on autour d’elle. Pour l’heure, on mesure sa fièvre en posant des mains sur son front puis on lui parle d’autre chose ; surtout d’autre chose, grandir par exemple, oublier.

C’est Silencieuse qui ramène T. au centre de l’attention. Depuis qu’il est parti, il suffit de la rencontrer pour prendre froid de tant de vide en un si petit corps, et qu’aussitôt un courant d’air force la porte et les fenêtres, ce qui signe le retour de T.. On n’en finit plus avec lui. Ce n’est ni un être ni une histoire, la mesure a changé, c’est une mythologie qui a rompu les rênes et vous déborde.

 *

 T. a décollé un lundi par le vol UA 957.

D’abord, ce fut un poids. Silencieuse comme un vieux roseau se courba dans son haut-le-cœur.

Puis : « non non non non non » sur le ton des gamins qui pleurent, à chaque mur qui la regardait.

Enfin, le mot « distance », pourtant rencontré dès l’enfance et reçu chaque jour morceau par morceau avec la becquée du midi, dans les cartes postales du père ou de la mère : Silencieuse le redécouvrit – cette fois, d’effroi, perdit sa voix.

Auparavant, toute « distance » avait été voyage, et par là décors, lieux d’angoisse, de sérénité, serrements de cœur ou perspectives, de toute façon valse des couleurs, déplacement, visions, quand bien même ces voyages n’étaient pas les siens. Avec le vol UA 957, Silencieuse expérimenta une autre forme du partir : l’interrogation vide d’un paquet de pixels sur Flightradar.com. Elle vit l’avion de T. poursuivre la nuit qui se retirait lentement des Amériques, sans espoir de la rattraper – nuit schématisée par des couleurs sombres – Amériques, une tache sur l’écran. T. parfaitement muet, installé dans le dessin rouge d’un avion survolant le mot « Atlantique » – tout cela n’avait aucun sens : T. y était mais T. n’y était pas.

*

En l’absence de T., Silencieuse devient silencieuse. Le quotidien promène son déroulé dans le couloir comme un film muet. La voix de Silencieuse emplit l’espace comme celle d’une sourde ; elle a des mots qu’elle croit rêver ou que quelqu’un d’autre prononce à sa place, par sa bouche. A force, Silencieuse devient un animal sauvage, le regard traversé de lumières insensées derrière les vitres des bureaux et des chambres où s’écoule sa vie. On dirait que les rues se prennent à rétrécir, que le ciel tout à coup s’abaisse et qu’on retient son souffle quelque part – mais qui ? mais où ? D’une telle absence, tout ce que l’on peut dire, c’est que ce qui arrive n’arrive plus jusqu’au bout. Des morceaux d’atmosphère dont la part revenait à T. s’en trouvent comme confisqués. Silencieuse n’en sait pas davantage. Si on lui posait la question, elle dirait simplement : à chaque étage, du vent.

2 réflexions sur “A chaque étage, du vent

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