Je n’ai jamais relu ces pages dans lesquelles à 17 ans je me suis jetée à écrire pendant des jours. Ce dont je me souviens, c’est pour la première fois d’avoir eu le sentiment de ne balader personne – d’être d’une transparence totale, d’une transparence insupportable. Je revois également le support sur lequel j’écrivais : photocopies surnuméraires que ma mère apportait du SGAP dans un souci d’économie et qui me servaient de brouillons. Je les couvrais de mots, recto-verso, en contournant les textes officiels déjà imprimés, sans les lire ni même les voir. J’écrivais invariablement au crayon de papier. Il y aurait tant à dire à ce sujet : la prise d’assurance radicale qui s’emparait de mon tracé lorsque j’abandonnais la plume et les stylos. Sur mes pages d’adolescente, le crayon a laissé des lettres régulières, ce sont là les rares lignes d’écriture franche et fluide que j’aie données, sans changer à tout va de personnalité graphique. Ces lignes de confession, je n’en sais que deux choses. D’abord, le pouvoir d’apaisement énorme qu’elles eurent à l’époque de leur écriture ; leur prise sur des tristesses que je me fabriquais sans doute mais qu’il me fallait formuler pour prendre conscience de ma responsabilité à leur égard. A 17 ans, je me racontais des histoires et je les propageais autour de moi. Il est frappant que ma première expérience d’écriture totale (d’écriture partie du corps, passée par les mots, revenue au corps) n’ait précisément pas été un énième mensonge. Bien au contraire, elle a puisé dans le réel et la grisaille. La sensation physique de cette écriture fut proche de celle d’un cri ou d’une reprise de souffle après une longue apnée. J’éprouvai à l’époque un sentiment de légèreté proportionnel au poids qui était en train de m’être ôté. Or, et c’est le plus important : rien n’avait pourtant changé. Ces confessions pour moi-même, entre la lettre d’adieux et le message d’excuses, nul n’en pris connaissance. Voilà qui nous amène à ce que je sais d’autre au sujet de ce texte. Son caractère illisible, l’interdiction fondamentale qui en verrouille l’accès. Il n’a jamais été question pour moi de refaire face à son contenu, encore moins de le donner à lire. Je le savais trop nu, sans contournement salvateur. C’était un texte qui me regardait dans les yeux et qui m’accusait depuis la place la plus propice : « moi-même ». Et pourtant, arrivée au bout, au lieu de m’en débarrasser je l’ai rangé dans une pochette.
Quand je l’ai retrouvé il y a deux ans de cela, je suis partie à rire – sans avoir besoin de le lire, en le reconnaissant rien qu’à la forme des lettres, à la longueur des pages, au type de papier utilisé. De quel droit cette gamine de 17 ans revient-elle me donner des leçons ? ai-je songé avec mépris. Puis le rire s’est tari. Je suis restée toute bête avec mes feuillets dans les mains et c’est comme si de plus en plus ils m’avaient chauffé sous les doigts. Ensuite, comment cela se fait qu’ils soient tombés en miettes, dans quelles poubelles ils se sont dispersés, qui a bien pu les retrouver, les recoudre, en lire des passages, je ne saurais le dire. Tout ce qui me revient, c’est le regard d’enfant sans concession que j’ai croisé alors, un regard métallique et dur, comme la réalité, et qu’à ce regard-là je n’ai pas su répondre.
J’en ai aussi recroisé quelques uns, de ces textes transperçants, vifs de chair, et venants des plus secrètes profondeurs de moi-même, chatouillant presque l’inconscient… Ces textes qui ne doivent jamais être lus par un autre, au risque de se voir regardé comme ces lignes, nues de peau, vives de chair, incomplètes et trop intenses pour ne pas être élimées de quelque façon que ce soit. Mais lorsque les souvenirs s’estompent, comme les photos rendent des images… La mine conduit vers le papier nos émotions, et sans que l’on ne sache vraiment, réussi à les garder, les protéger, et les conserver jalousement, sans qu’elle n’ai à être lues un jour. L’écriture nous libère, et plus elle nous libère, plus la décharge émotionnelle que l’on prendra si on se risque à se relire sera intense…
J’en ai aussi recroisé quelques uns, de ces textes transperçants, ils m’ont parfois bousculés après avoir été oubliés. Mais j’ai quand même réussi à les affronter, pas tous, mais quelques uns. Et j’ai trouvé un intérêt, à comprendre avec le recul, et à découvrir la force des mots, des émotions, de ce qu’il faut tenter de retrouver, de ce qu’il faut fuir à jamais.
Ton texte est très beau et je l’aime beaucoup, tu as su poser des mots sur ces rencontres éphémères d’une partie de soi-même qu’on avait oublié, sans jamais les citer. C’est le but. J’aurais voulu pouvoir le décrire, mais te lire m’enlève ce besoin.
Merci et à très bientôt :)
C’est moi qui te remercie d’avoir pris le temps de me rédiger un tel retour :)