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tu vivais au bout du chemin qu’empruntent les trains de ce monde
dans la lumière qui les épouse jusqu’à brûler
dans les tunnels de vent qui montent et se referment autour de leur carlingue
dans les palpitements qu’ils ont sur le rail fatigué aux portes des villes
dans l’élan, soudain, qui les prend
et ces trains flambent en filant
ces trains qu’on ne devine être passés qu’au
cri d’un genre nouveau, mécanique et joyeux, qui les précède et les poursuit sous le couvert des arbres
toi tu vivais après ces trains, dans le silence de leur arrêt
contre leurs flancs semblables à ceux des bêtes épuisées par une trop longue fuite
ardents d’une mauvaise fièvre
les flancs de quelque chose qui peut suivre le vent et lui monter dessus et lui sauter dedans
puis s’en sortir
cesser
tu habitais au bout des routes où le vent éperdu murmure « ne-que-te-voir, ne-que-te-voir » – dans sa syntaxe ferroviaire
tu te tenais au bord du quai (toujours au bord du quai) sur le point de tomber
les minutes se comptaient en tunnels traversés – le temps de ces époques se mesurait en lacs, en compagnons de voyage fortuits, l’étudiant des beaux-arts qui dessinait dans mon carnet, l’hallucinante demoiselle aux boucles d’oreilles en fourchette, et plus que tout cette jeune fille, étonnante de facilité, qui crut nous reconnaître et nous suivit un peu
mille heures de trains, ainsi, ont défilé à ta fenêtre
– ceux dans lesquels j’étais, ceux dans lesquels je n’étais pas, ceux dans lesquels alternativement j’étais et n’étais pas
te rejoindre m’était un train dans lequel s’endormir et j’y passais
des vies – l’aube dans ce train patinait
sur les vieilles banquettes
l’aube avait un sourire
l’aube était quelque chose qui, très profondément, pleurait
et ce train il nous digérait
et ce train il nous balançait
et ça ne voulait plus finir
et puis mes joues alors, leur couleur de joues à cueillir, c’est toi qui l’avais dit parce que c’est toi qui l’avais vu – un jour à la tombée du train je m’étais jetée contre toi (je ne me suis jamais jetée) (jamais) et j’avais ces joues-là qu’on eut crues rosées de soleil quand c’était le train qui les avait cuites par son seul pouvoir d’aubes macérées
il faisait encore jour à l’extinction du train
il avait plié les genoux
il avait éteint la lumière
je crois que même l’aube était rangée dans sa valise
plus rien ne remuait
c’était, comme jamais plus, la campagne helvétique
ses montagnes sérieuses
le petit rire vert au fond du décor
elle a duré, cette campagne, je te le jure un millénaire – le train s’y était enlisé
il a fini par s’échouer au fond de la grisaille – grisaille par accident – de s’être posée sur mon cœur – et pétillante cependant, disposée à faire fête au temps qui passe (empli de trains)
les trains se reposent dans le temps, luisants, les trains débordent d’aubes, crépitent en gare, trépignent puis jaillissent de Marseille en flèches dorées ce sont les rayons de la terre, les trains s’aimantent, se nouent, se noient dans le Rhône comme eux qui serpente
et après les trains, et après le temps, ton ombre dans un pré blanchi par les narcisses
on y entend mieux que la mer
ce qu’on y entend, qui n’a pas de nom, tient l’équilibre sur un fil, sur moins qu’un fil, sur rien, à tout moment peut basculer, quelle grâce et quelle fragilité ! on dirait la chanson des trains, leur petit pimpon moitié-triste au fond de la vallée, le soir
tu vivais après le chemin qu’empruntent les trains de ce monde
mais dans une lumière au-delà
près d’un feu différent et l’amour pour ton chat en était différent – c’était l’amour pour un renard – et l’amour pour ta femme – l’amour à un chevreuil – et ton amour pour moi – calibré pour les écureuils
dis-moi, ce fond sauvage en nous que tu aimais
la noirceur à peine perceptible qui obscurcissait notre œil
les trains qui nous portaient – je jetais mes bras à ton cou – les trains versicolores
tout ceci n’est-il pas semblable
à la liberté sans pareille
du tout premier train, au tout premier jour
son appétit d’azur
son vagabondage éternel ?