
Svetlana ALEXIEVITCH
La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, traduit du russe par Sophie Benech
Actes Sud, 2013, 541p.
On ne peut pas passer son temps à courir après une Russie qui fait semblant de s’être relevée. Alors on s’assied, on écoute.
La Russie n’est pas relevée, raconte Alexievitch dans cet ouvrage hors du commun qui rassemble les témoignages enregistrés, notés, de dizaines de témoins. Il y a eu cassure sur cassure.
La Russie serait un pays qui fait des trous dans la logique. On appelle « déglinguerie » la lézarde de l’esprit russe parce que c’est la seule façon de l’approcher un peu. Le gouffre sans fond de la Russie est un visage de la folie humaine. Son vide s’ouvre sans cesse sur un vide encore plus profond.
D’une génération à l’autre, on ne s’y reconnaît pas. La population de Moscou a changé en quelques années. Ce ne sont plus les mêmes visages, les mêmes rêves, la même langue. Pour ceux qui sont encore en état de témoigner aujourd’hui, les soviétiques ont été une première Russie dont est sortie, en la fendant en deux, la Russie des années 90 à laquelle succède aujourd’hui une troisième Russie lavée de toutes ses illusions. Cette dernière Russie ne sait plus en quoi croire, elle n’a personne à qui parler. On s’est trompés dans tous les sens, démerdez-vous avec nos ruines.
Ce que ce livre nous livre, c’est le vécu des survivants et des demi-vivants.
Chacun griffe les murs de la boîte dans laquelle il étouffe.
La Russie, c’est souffle coupé, toute mesure perdue et prière de sortir de soi ; du jour au lendemain c’est pouvoir tomber en poussière. On nous l’a peuplée d’animaux sauvages et de pantins cassés.
« Il y a eu des attentats terroristes dans la capitale en 2000, 2001, 2002, 2003, 2004, 2006, 2010, 2011. »*
Qui vit dans les caves aujourd’hui ?
Une étudiante claquait des dents, elle ne pouvait pas raconter. Lorsqu’elle a fini par le faire, les mots jaillissaient sans contrôle et quand ils arrivaient sur nous ils étaient devenus venin. Ça brûlait seulement. Son histoire ça brûlait partout.
D’autres sont sans colère.
Un homme flambe dans son jardin.
Une femme ne pleure pas et l’on comprend combien terrible est cette absence de larmes. Ce n’est plus qu’une enveloppe de femme posée sur un vide effarant.
Un petit garçon écrit dans le style de Maïakovski. Il a des perles dans la tête, des flocons, des étoiles, un grand vent de poésie passe et l’allonge dans sa vie puis le pend au plafond. « A vous la parole, camarade Mauser ! »
Une autre a cette enfance à lécher les cailloux du camp. Ils nourrissent le chat avec leurs salives.
Il y a encore cette petite seule dans le train pour Moscou, dans la gare de Moscou, dans les rues de Moscou, « – où je vais ? – tu rentres chez toi. » Elle n’a jamais revu Bakou ni sa mère. Chez elle, c’est la faim. Car l’enfer russe s’étend aussi aux Arméniens, aux Azéris, aux Biélorusses, aux Ukrainiens, aux Tchétchènes, l’avalanche russe emporte tout.
L’homme a pensé au train, pensé, pensé au train, il tenait sa valise on l’a vu sur le quai.
Ce livre j’en crierais. Partout je ne parle que de cela, à la pause de midi, aux soirées du mardi , en analyse, pendant les cours du jeudi soir, de ce livre plus assommant qu’une brique dont je lis des pages entières à des amis, à des gens croisés quelque part, parfois à aux lecteurs de passage à la bibliothèque. Livre glaçant mais nécessaire.
Svetlana ! ta Russie fracassée de rouge à blanc – les larmes et le sang qu’elle charrie montent jusqu’aux genoux. L’adolescent de quatorze ans qui danse au bord des toits et le petit témoin lumineux de sa mère des années après – rideau tiré sur les coulisses du monde.
Ce livre est en cailloux de lave qu’un rien suffit à réveiller. Il bondit dans le noir et passe dans vos rêves, il se tient au bord d’être-un-livre, au seuil de devenir un cauchemar les yeux ouverts, un serrement de cœur, un cri sans voix, gelé.
* le livre dans sa version russe est publié en 2012…