16.6.18

Haplopore du frêne, ustiline brûlée : le hêtre pourpre du parc de la Pépinière est malade depuis vingt-deux ans. A cause des troncs qui se séparent, il peut tomber à n’importe quel instant. La fissure évolue. Il n’y a rien à faire. Un périmètre de sécurité a été mis en place par la municipalité, et depuis, chaque passage devant l’arbre debout signe un lambeau de temps arraché de haute lutte à la fatalité.

Malgré le printemps qui démarre, le hêtre pourpre portait tout à l’heure son costume d’hiver. On eût dit un vieillard aux longs cheveux, penché sur la pelouse de son dernier lit. Il ne contemple rien, ne pense à rien, se tait, et si à notre échelle de vitesse animale il paraît immobile, au-dedans la mort à vives doses achève son travail de sape.

*

Vous étiez élégant, aujourd’hui, Monsieur Thiers. Permettez-moi de vous nommer ainsi, puisque c’est le nom de la place où vous recevez vos patients – et avec quel mystère, quelle nonchalante intelligence. Vous portiez du noir et du blanc. Je vous trouvais, je ne sais pas, photographiable. On dirait que le vent vous chiffonne la figure, vous décoiffe ou vous étourdit.

Vous avez tant frayé avec l’angoisse des autres que je perçois une tentative de m’apaiser par anticipation. Puis vous prononcez mon prénom, et ce prénom qui d’ordinaire me brûle devient un instant supportable. Il devient également, au moment même où il franchit la barrière de vos lèvres, le prénom d’une autre que moi. Une belle autre. Une autre pas malade. Une autre en qui le sens et le sang ne coagulent pas.

*

Vous me dites que je suis la seule à porter ce prénom – quand il me semble être la seule à si peu le porter.

*

A la hache de ce prénom, vous me fendez en deux.

*

Vous me tendez plus tard une photo d’elle, dont vous avez suivi le tracé des veines aux feutres noir et rouge. C’est une fille que vous avez ouverte et découpée, mais poliment, avec mesure. Si vous croyez la rencontrer, qui vous contredira ? Elle a tous mes papiers sur elle, mis ses yeux dans l’axe des miens, et si vous appelez mon nom c’est elle qui se retourne.

Elle vous pose une question, je ne vous la pose pas : qu’advient-il d’un tissu mort quand c’est dans le corps qu’il est mort ? Vous répondez avec un humour ravageur. Ravageur signifie que l’arbre s’incline dans le vent, et que les femmes de tissus morts s’extraient d’elles-mêmes et rient pour l’arbre.

*

Contre les murs des salles d’attente, je réfléchis à qui vous êtes tous deux : Monsieur Thiers et Madame Fourier, qui entretenez cette relation d’amitié hermétique dont on devine la puissance sans en élucider le fondement. Par où que je vous cherche, aussi bien l’un que l’autre, vous m’échappez. Vos mots ont l’accent d’une autre planète, vos gestes sont de loin. Il y a ce que vous dites sans dire. Et le bizarre – que vous soyez bizarres en même temps que brillants. On n’a pas l’expérience de vous. La place entre vous se dissipe dès que l’on s’en approche.

*

– Qui êtes-vous ?
– Je suis là !

*

Vous rencontrer, j’ai l’impression d’un vol à l’étalage. Ne plus jamais vous rencontrer : qu’on a claqué la porte comme on claque les portes sur moi – qu’on a claqué la porte au nez de quelque chose sur le point de danser.

*

Madame Fourier vous adresse des lettres terribles en ce qu’elles ne sont : ni langoureuses, ni personnelles, mais professionnelles et s’achèvent en une déferlante de chaleur.

*

Madame Fourier vous téléphone. J’assiste à ça. Des souvenirs qui ne m’appartiennent pas conditionnent chaque mot prononcé et rôdent entre nous dans la pièce, littéralement, ils cryptent à leur façon votre échange et ils vous protègent. Celui qui vous écoute croit tout entendre. Mais vous vous dites entre les mots bien davantage. On reste irrémédiablement dehors.

Une réflexion sur “16.6.18

  1. Cette brève (et trop rare) séquence mérite qu’on s’y arrête un peu. C’est la responsabilité du lecteur, lequel ne saurait se limiter à louer ou à blâmer. Car il faut aussi tenter l’effort de comprendre.
    Comprendre quoi ? La réalité sous-jacente de ce texte ? les événements auxquels il se réfère ? Non pas. Le traiter comme une devinette, le réduire à l’événement prosaïque qui se profile (sans même trop se cacher) derrière les mots ? Tout ça pour ça ? Déception ! Et ce serait passer complètement à côté ce qui compte. L’événement est bien à sa place, mais dans une fonction plus que modeste, simple déclencheur de ce processus d’écriture singulier et de la troublante expérience de lecture qui lui fait écho.
    On peut dire que ce texte induit une relation aux choses toute particulière, consistant en un regard de côté visant non pas la chose même, mais un halo complexe de représentations latérales, fortuites ou nécessaires. L’événement se dissout dans une prolifération symbolique, dans la mouvance d’un flux de significations décalées, étranges, nimbées d’angoisse, lequel nous ramène tout droit à l’essentiel : au point aveugle de l’agonie fondamentale qu’éprouve tout vivant confronté au travail de sa propre mort, ce rat embarqué dès le premier jour de la traversée, rongeur obstiné et discret, familier et glaçant.
    N’essayons pas d’analyser la substance matérielle du texte, les éventuels procédés d’écriture qui le structurent. Il n’y a pas grand-chose à y trouver, car cette écriture-là ne se réduit pas à une technique, elle ne s’enseigne ni ne se reproduit, elle ne peut que suivre son cours.
    A moins, bien sûr, que celle qui détient ce pouvoir de langage si ambivalent ne se ravise prudemment, qu’elle ne ferme ses yeux et ses oreilles, qu’elle ne censure cette voix dérangeante et ne s’en tienne au lot commun : un quotidien prosaïque, monotone et modérément distrayant.

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