Tu sais je suis vivante quelque part. J’ai un corps un visage une voix, des mains au bout des bras qui battent l’air et même l’air, qui n’est personne, réagit à leur contact. Je suis réelle dans une partie du monde, avec des gens qui me regardent et me répondent à des guichets. On s’adresse à moi de vive voix. On me dit les choses importantes en me collant des baffes ou en tenant ma main. Ça fait du bruit, ça met en colère, ça fait peur, mais je suis au moins intégrée dans la vie de la matière et j’éprouve pour tous ces gens de la reconnaissance. Tandis que toi, quand tu m’écris, j’ai l’impression d’être ton idée géniale. On ne se rencontre jamais. Tu es une adresse mail. Tu es une succession de lettres. Tu es tous les jours la même expression sur la même photo périmée. Je ne sais pas comment est ton manteau ni comment tu l’enfiles. Je connais ton adresse mais derrière la porte de l’immeuble, je ne sais pas comment sont les escaliers, les paillassons, les poignées de porte, la luminosité. Je ne sais pas l’ambiance que crée la succession de gestes qui fait entrer chez toi. Que vois-tu ? Tu penses dans quel ordre et de quelle couleur ? Quelle est la place que tu préfères à table ? As-tu comme moi la maladie de nettoyer pendant que tu cuisines, ou laisses-tu le désordre s’amonceler jusqu’après le repas ? Est-ce qu’il y a des tapis ? Et si tu te reposes : tourné vers quelle fenêtre ? Et pourrai-je un jour caresser le dos d’un livre que tu préfères, poser mes yeux sur les pages où les tiens ont vécu le temps d’une saison d’homme ? Le manque de cela creuse ma faim. Les atomes qui me constituent me quittent l’un après l’autre, me laissant à l’image que tu te fais de moi et qui semble suffire. Nous ne nous aimons pas, nous nous postulons. Depuis que l’on s’écrit, je deviens capable de traverser les murs. Si je veux saisir un objet, il reste en place et ma main le traverse. J’entre dans une pièce en lançant « bonjour ! » à la cantonade mais nul ne se retourne ni n’a senti le courant d’air qui a passé lorsque j’ai marché dans la table. Peut-être qu’après tout, tu n’aimerais pas ma voix. Le vêtement de chair qui me recouvre et me contient ne t’a jamais intéressé. Tu m’aimes avec chaleur, avec constance, avec une pointe de cruauté, le tranchant d’une lame apposé tendrement à la couture du corps.