16.12.2018

Je suis fausse, on m’a fabriquée. Les gestes maladroits qui m’animaient ont été corrigés l’un après l’autre au cours de mon dressage. J’ai renoncé au propre de ma corporéité, fait de postures et d’un maintien qui me venaient naturellement. Je me suis alignée sur tout. Je n’ai plus jamais osé mettre les mains sous la table, je me suis tenue droite, j’ai mis du rouge à lèvres et je salue chaque jour des gens que je n’aime pas et qui me le rendent au centuple. Pire : je les épargne. Je suis un teckel bien coiffé. Je sens le mauve et le parfum. On a limé mes crocs pour la photo. Je dors, inoffensive, dans une image de moi que d’autres ont construite et qui seule fait qu’on m’aime. Je ne crève les yeux à personne alors que je meurs d’envie de le faire. Je ne renverse pas la table. Je n’écris pas le nom des salopards dans la merde de leur visage. A peine si je respire.

Et voilà que Précieuse, une femme comme une vipère, s’approche et siffle à mon oreille. Elle déchiquette le masque qui me protège depuis trente ans. Une poignée après l’autre, elle s’empare de ma pâte et l’envoie voler dans les airs. Elle a bientôt éparpillé ce qu’à grand peine je m’était bricolé de « moi ». Elle me fait face avec la certitude de sa supériorité, on dirait la copine qui vous coupe les cheveux lorsque vous êtes enfant parce qu’elle a meilleur goût que vous et qui se tient pieds joints sur les chutes en vous contemplant, satisfaite, alors que vous avez la tête détruite.

On ne veut pas tout de suite admettre qu’on a la tête détruite. On ne veut pas détester les gens comme Précieuse, qui sous prétexte de vous améliorer, vous déconstruisent.

J’aurais aimé être naturellement conforme aux attentes de cette femme. Choquer son regard me fait basculer. Je me suis teinte en blond alors que je m’en fous. J’ai l’angoisse de passer par son bureau avec une mèche mal mise, avec mes vêtements troués, avec moins de maquillage qu’elle, ou pire : en portant des baskets. Elle émettrait ce petit rire qui pince : un rire à deux syllabes, étouffé dans la gorge. Quelqu’un peut se tenir près de nous sans rien soupçonner. Il faut être dans ce qui passe entre nous pour capter l’épingle de ce rire, pour prendre la mesure des pays intérieurs qu’il broie.

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