13.4.19

Cher Avril,

Je voulais changer d’histoire, me voilà servie. Les couleurs ont valsé d’un coup : le rouge vire au bleu, le vert devient gris, retour à Paris et cette fois ce n’est plus pour rire.

Lundi dernier, je traînais ma valise sur les pavés de l’Ile de la Cité avec une drôle de sensation, comme si j’avais volé quelque chose à quelqu’un, menti à mon sujet, surjoué l’assurance. Dans mon esprit, ça ne pouvait pas coller – qui aurait été dupe ? J’ai quitté la salle d’entretien et les couloirs de la préfecture pour me précipiter dans un cinéma où j’espérais voir un film d’Agnès Varda. Il était 15h10, le film s’appelait Le Bonheur. On ne m’a pas laissée entrer à cause de mon bagage et cela m’a semblé une forme de présage.

Te rends-tu compte, Avril, de la détermination que cette vie met à changer de forme ? Qu’advient-il de nous dans un tel bordel ? Dans quelle mesure se bricole-t-on, et dans quelle mesure est-on le bricolé des autres ? Comment ça tient debout, une existence de bricolage ?

Il faut me pardonner cette déferlante de questions. Ma tête est pleine de sable. Au quotidien, j’ai l’impression de déplacer des dunes dans un désert – tâche exigeante qui ne laisse aucun répit et que j’exécute en dormant. Les yeux ouverts, je dors. On me croit concentrée sur un dossier et je le suis, on me croit au volant de la voiture et j’y suis, certes, mais distraitement, à moitié. Les gestes, les poses et les mots sont un rideau tiré sur mon évasion véritable. Oui, en réalité, je dors. Chaque étape importante est dormie plus que de raison. Je n’y réfléchis pas. Si l’on me réveillait, je dirais non à tout, je m’enfermerais dans la salle de bains et je prendrais une douche de huit millions d’années.

Mais on ne me réveille pas. On m’adresse une lettre et un rendez-vous, on signe, on se tient à ma disposition. Paris gueule entrouverte, crocs à moitié visibles, esquisse une grimace dont on ne sait encore s’il faut s’en méfier ou la prendre comme un simple sourire d’accueil.

Tout ce qui me préoccupe à présent, c’est de savoir ce que vont devenir mes meubles. L’enjeu symbolique est tel que je donne l’impression d’hésiter entre éparpiller mes organes en les vendant très vite et les emporter coûte que coûte. Tu me trouves matérialiste, n’est-ce pas ? Tu as raison et tu as tort. J’ai surtout très mal à l’appartement. Quoiqu’il arrive, il restera vissé à Metz. Si je m’éloigne il me lâchera la main, si je reste il va me bouffer. Je ne t’ai pas encore dépeint l’enfer des fantômes qui défilent dans sa pièce à vivre ; c’est à s’en taper quelquefois la tête contre les murs. En dehors de cela, il faudrait quand même adresser une lettre d’attachement à cet appartement, à sa lévitation magique en plein centre du ciel. La lettre serait longue de plusieurs dizaines de pages,  c’est suffisamment important pour que je t’en reparle plus tard. En attendant, que faire ?

prunier 27 mars

Printemps 2019 – Photo smartphone pour la galerie Insta

3 réflexions sur “13.4.19

  1. C’est dommage parce que Le Bonheur t’aurait fait entrer avec fracas dans un printemps tirant sur l’été. Je peux t’envoyer un lien pour voir/télécharger le film, histoire de se venger des symboles et des cinémas bagageophobes. Voudrais-tu ?

  2. La question finale ayant trouvé sa réponse, laissons un peu de côté le fond et voyons la manière. Ton écriture m’a toujours frappé par sa précision. Ces petits coups de scalpel qui ponctuent les phrases… Et finalement, je me dis que tu n’es pas photographe pour rien, car, chez toi, photographier ou écrire c’est quasiment la même chose. Photographier, c’est mettre en lumière (tiens donc…) ce que le regard ordinaire ne perçoit pas alors que c’est là. Et c’est cela aussi que je trouve dans tes textes. Le vécu quotidien, les choix à faire, le temps qui passe, l’angoisse qui pointe son museau… tu dis cela avec des mots qui laissent deviner cette vibration, ce vertige, ce plus que réel dissimulés dans la prose du quotidien.

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