14.6.19

Cher Minuit,

As-tu déjà vu toutes les routes que tu veux s’ouvrir devant toi et ceux dont tu n’espérais pas un geste te proposer leur aide ? Le temps redémarre, on me sourit toute la journée, ces sourires cristallisent en moi et génèrent une énergie neuve. Ce n’est plus la marche forcée des derniers mois, avec la gorge nouée, la tête pleine de bourdonnements et des cailloux à la déglutition. Maintenant, je m’autorise des détours pour un coquelicot ou pour un reflet dans la Seille, j’ai relevé la tête et depuis, les oiseaux s’approchent, les passants figés dans la rue se réaniment comme si de rien n’était.

Dans deux mois et demi, nous quitterons cette vie et ses habitudes : toi, avec ta valise de nuits prête à atterrir n’importe où, moi vers une chambre à orner de ton silence et de ta profondeur. Tu m’as toujours suivie sans rechigner. Tu offrais un décor propice à l’écriture quand je rallumais la lumière et que je sortais mes cahiers pleins de taches, parfois déchirés. Il y a du désespoir et bien des gamineries dans mes lettres d’adolescence qui crèvent littéralement la page, mais tu les lisais gentiment par-dessus mon épaule. Ces pages transpercées au stylo viennent d’un langage d’avant les mots, quand on n’a plus la force de circonscrire son expérience par des formulations. C’était là mes débordements d’enfant : ce qui ne se dit pas mais se manifeste. Mes cahiers d’écriture ont d’abord été des cahiers de manifestations. Ils étaient des cahiers de peurs, des cahiers de refus, des cahiers de questions, ils sont devenus des cahiers de désirs, de tristesses, de promenades, d’idées, des cahiers qui te mettent en cause, qui prennent racine en toi puisque je t’attends pour écrire comme si la pensée t’attendait pour prendre forme et que tu en étais la source.

Minuit, viens avec moi. J’ignore où, mais tu viens. On va s’arracher cette plante sèche de vie, une vie trop confortable et trop inconfortable, tout en enfermement et en gestes automatiques. On y a des relations fluides, on s’y sent en sécurité, on y est surtout seuls…

Quand nous faisons la fête jusqu’à 6h, chaque minute creuse davantage mon cafard. Je me fiche bien, tu sais, de la musique et des jeux – si tu veux savoir, ils m’emmerdent ! Je m’ennuie comme une morte, debout entre les francs éclats de rire de X. et les discussions glissantes des afters.

L’autre jour, en donnant ma lettre de démission, j’ai eu conscience de me jeter dans un temps élargi, comme si cela me mettait au contact d’une existence plus vaste, plus authentique aussi, sans métier ni localité, propre à tout accueillir. Cette lettre sonne le glas de mes habitudes actuelles. La vie se montre telle qu’elle est : informe et prête à tout, gorgée d’échos, insensée, tout en emmêlements. Surtout, le temps se déploie autrement et quelque chose se modifie dans la perception des espaces que l’on va quitter. L’espace sauvage devient l’espace dompté par l’entrecroisement des souvenirs.

Je me souviens ainsi d’avoir détesté mon bureau dès le premier jour, puis d’y avoir tracé des lettres, annoncé des montants, ouvert et fermé des serrures, d’y avoir reçu des cadeaux, pris l’habitude de dire salut à la place de bonjour, lutté contre le sommeil et causé autour d’un café. Surtout, j’ai assisté à l’alternance des lumières possibles dans cette pièce. Par la fenêtre j’ai vu les bois sur la colline roussir, blanchir, fumer, et l’émiettement des roses dans la rue inondée après de terribles orages. Cette pièce que j’avais en grippe, j’ai fini par savoir la peindre, je pourrais peut-être l’écrire, elle s’est invitée jusque dans mes songes sous les patronymes d’Hopper et Kafka. La quitter m’est un saut. Il s’agit de réapprendre que cette pièce n’est pas la vie mais l’un de ses nombreux avatars, et qu’avant d’être bibliothécaire, je suis principalement un animal vivant.

Lorsque je rencontre mon ennui – c’est un grand gars gris au regard éteint – j’y suis très attentive. S’il estime que l’on tourne en rond, autant l’écouter. Ce quotidien que je connais par cœur, je pourrai me le rejouer en mémoire dans dix ans ; mais commencer une énième vie, reprendre mon costume d’animal qui peut tout devenir, si j’y renonce je ne pourrai jamais me figurer où cela m’aurait conduite et il semble qu’ainsi j’aurai perdu une vie ou davantage. C’est comme dans les jeux vidéo : quand ils deviennent répétitifs, on change de monde ou on s’achète une extension.

Alors accroche-toi bien, Minuit, attrape la grande valise, je me charge des cahiers et rendez-vous dans l’inconnu.

mai 2019

Lille – 31 mai 2019

2 réflexions sur “14.6.19

  1. L’enfant pleurait quand la mer effaçait ses châteaux de sable croyant que c’était là toute sa richesse. Tout changea d’un coup lorsqu’il se rendit compte qu’une oeuvre achevée n’était là que pour être détruite et que seul comptait le risque d’une nouvelle création.

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