Ça a commencé comme une dépression : je n’allais plus au cours de mécanique, je m’étais enfermée, j’écoutais de la musique allongée sur le tapis, quand il y avait des araignées je leur laissais la place, je ne répondais pas au téléphone, j’écrivais dans un cahier vert. Je regardais des séries à la télévision, je séchais le cours d’informatique, je lisais « Les Ames grises », j’écoutais la musique en sautillant d’un mur à l’autre, je faisais brûler de l’encens, je regardais sonner le téléphone, j’écoutais les messages mais je ne rappelais jamais. Je séchais le cours de productique. Je lisais ce qu’Elle m’écrivait, je lui écrivais ce que je n’écrivais pas dans le cahier vert, j’attendais sa réponse, j’écoutais la musique, j’attendais sa réponse, j’écoutais des débats à la télévision, je regardais le Nokia qui brillait dans le noir, je t’appelais je te disais « et ces araignées dans nos têtes ? », tu raccrochais, et j’écrivais. Je n’allais plus en cours, je m’enfermais, les murs étaient si proches les uns des autres dans cette pièce qu’ils vous faisaient tourner la tête. J’avais des vertiges, le stylo traversait les pages, les araignées avaient gagné le lit et je dormais sur le plancher. Je regardais TF1 et je lisais Stendhal.
Longtemps, il n’y eut plus que la chambre. Elle était sombre, je m’y débattais, les parois de mon corps n’étaient plus suffisantes pour me maintenir en un bloc, j’avais besoin de murs solides et rapprochés comme d’une seconde peau. J’avais hurlé dans les voitures, sur le trajet des chambres où, finalement, on m’entreposait. Je ne pouvais plus vivre qu’en chambre. Après plusieurs mois, ma mère avait récupéré cette fille sans peau à la maison. J’avais le même statut qu’un serpent dans un vivarium. Il fallait me laisser tranquille ; du noir ; la pièce la plus fermée, la plus silencieuse, la plus loin.
Sa tête, on la relève. On pleure à son anniversaire, on regarde sonner le téléphone, on ouvre lentement le store ; on se perche comme on le faisait, enfant, sur le rebord de la fenêtre et en plongeant le regard vers la rue cinq étages plus bas, on a envie de crier. Au lieu de crier, on écrit. On fait des études de n’importe quoi – les parents vous passent tout ! On fait des études de philosophie. On doit prendre le bus. On y arrive une fois sur deux, une fois sur trois, on n’y arrive pas bien. On revient dans la chambre, on perd sa grand-mère, on ressort de la chambre, on perd son chat, on lit Nietzsche, on lit Freud et Proust, on voit passer des Sœurs dans le couloir, on crie, on passe ses examens, on crie, on prend des photos de trottoir et l’on écrit comme on se noie.
On arrête tout. On frappe à des portes. Le lit flotte, les murs se disloquent. On abandonne l’université, on abandonne la promenade autour du pâté de maisons, on s’enferme, on se couche, on écrit, on adopte un chat dans un refuge et on lit Kafka. Il se met à faire froid, très froid.
Alors, on saute dans le vide. On déménage. Il y a beaucoup de bruit et de soleil là où l’on va. La première année, on est trop peureuse pour y rencontrer quoi que ce soit. On s’échappe de partout, on vacille un peu, on tient bon. On prend le bus deux fois sur trois. On s’en va au Québec. On y rencontre enfin des gens. Quelque chose, là-bas, éveille l’attention : une nouvelle tonalité d’espace, une version jusqu’alors inconnue de la lumière terrestre. On y soigne les restes d’un ancien vague à l’âme. On suit des cours de linguistique, de rédaction anglaise, on se nourrit mal, on présente à la salle un mémoire sur la norme énonciative dans les textes de vulgarisation scientifique, on boit du whisky, il y a les vieilles pierres de Québec, les muffins aux bleuets, l’acoustique lointaine des rues new-yorkaises qui vous soufflent les sons plutôt que de vous les cogner, il y a des étendues d’eaux gelées à n’en plus finir, le hurlement des loups, les villes abandonnées, et puis on achète un ukulélé et cette Europe hantée, tant redoutée, on la retrouve.
L’Europe s’est radoucie.
La ville était blottie contre le Mont Salève. Trois petits vaisseaux jaunes tendrement surnommés « Mouettes » parcouraient la rade. En aval du lac, les ponts enjambaient le Rhône jusqu’à ce qu’il se gâche dans l’Arve dégueulasse venue de France – la rencontre des cours d’eau se faisait au bout d’une promenade, on appelait cela « La Jonction ». Je me souviendrai toujours de ces lieux sous le givre. La lumière y était : aussi généreuse qu’en Provence, aussi transparente qu’au Québec.
Tout ce temps-là, j’ai lu Ramuz, Aragon, Duras, Rilke, Pizarnik et Tsvetaieva. Nous avons traversé ensemble les éclaboussures de Croatie, le sourire crispé de Porto, les inondations vénitiennes et le quartier Montchat de Lyon où je suis tombée amoureuse. Ce fut une riche idée. J’ai passé mon permis, j’ai travaillé dans une bibliothèque, j’ai appris des insultes, j’ai pris des cours d’allemand puis un jour : Elle a oublié mon anniversaire. Seize ans après l’avoir connue, le sien fait toujours un trou dans mon ciel. Les étés sont des restes de son corps à enjamber – chaque année plus facile, chaque année cependant comme un piquet irréductible émergé du souvenir, comme un drapeau de nos adolescences à jamais planté sur la Lune.
J’ai quasiment cessé d’écrire. Je suis à nouveau tombée amoureuse mais c’était la pire des idées. Alors j’ai soigné mes crises d’eczéma, j’ai sillonné à la ville en tous sens à vélo, j’ai déposé une main courante et j’ai changé de boulot.
Aujourd’hui, le ciel est plus large. Et les hommes, autour de moi, parlent. Tout est neuf, là-dedans, de l’existence du ciel à l’existence de l’homme. Je me déguise toujours pour aller dans le monde, mais pour la première fois, mon déguisement effleure les vôtres. Nous dansons, nous déambulons, vous pleurez quelquefois – alors je dis un mot, je tiens vos mains, j’embrasse vos fronts que la tristesse rend brûlants – et vos yeux sont toujours plus chauds, vos voix toujours plus lentes, vos gorges toujours plus salées. Il n’est plus l’heure que de nous embrasser et de valser ensemble en attendant la mort.
Ce qui commençait comme une dépression n’était qu’un monstre à ma mesure ; la main violacée de la Mort dans la joyeuse main du Temps, et l’éphémère de tout cela.
Superbe texte, comme tu sais si bien les écrire !
C’est tout un parcours. Le monstre n’est probablement pas mort, mais au fur et à mesure que nous avançons, il s’essouffle à nous suivre et perd de sa superbe. La route est longue, semée d’obstacles, mais à force de marcher, on s’endurcit. Le rendez-vous de 2030 réserve probablement de belles surprises (l’éphémère, peut durer longtemps).
Et toi, tu sais faire tout le reste : maîtriser les monstres, écrire de gentils commentaires, et le principal… être là.
C’est tout à fait bouleversant. Bravo !