Cher Minuit,
Comment te répondre ? Tu n’envoies qu’un cri bref, si bref qu’on croit l’avoir rêvé. Tu renverses les jours autour de ton axe et tout passe.
Nous oublions nos morts.
Nous oublions nos morts inoubliables.
Le sol du cimetière s’est affaissé sous les caveaux des riches, dont tempête après tempête les portes battent, les vitraux se brisent, les fleurs s’éparpillent. Les gens qui fleurissaient s’en sont allés. Il n’est bientôt plus venu personne et seul chuchote le vent dans les allées désertes.
Nous mourrons tous à notre tour, de nos morts vulgaires, la solitude pendue au cou, dans cet univers d’illusions qui prend l’eau de toutes parts.
Mais d’ici là, nous aurons eu de la poésie plein la tête et besoin comme une soif d’en entendre davantage, nous aurons récité des morceaux de voyage, des morceaux de prière et des morceaux de corps. Le mot d’espérance aura eu cours dans toutes les langues et nous l’aurons appris dans quelques-unes. Nous aurons répété, le soir, des pages agencées pour tenir debout n’importe quelle poupée de chiffon – des poèmes, des phrases, des soupirs. Ils nous auront appris à croire. Nous aurons cru, Minuit, et qu’est-il au cœur de l’effondrement de plus tragique et inutile mais de plus humain que cela.
Nous oublions nos morts de deux façons :
En oubliant ceux dont l’absence devrait nous empêcher de vivre
En nous décarcassant pour oublier, par les jeux et par les tracas, toute espèce de métaphysique.
Toi, tu assistes à cela, à la croyance et à l’oubli, et tu vois tour à tour nos yeux s’ouvrir et se sceller, tu emportes les feuilles, les flocons, les amis, tu te fais l’encre irrespirable montée des pages pour nous tailler en pièces, et c’est quand tu nous berces le plus tendrement que nous détruis le plus fort.
Minuit si tu tombes ne te relève pas – tu nous renverrais au décor de la disparition soudaine.
Tu sais le plomb qui a coulé tout à coup pour emplir mon corps, un plomb liquide, gelé, né de l’horreur et du refus. Tu sais que cela peut se reproduire pour peu que tu te lèves et que tu me regardes. Il te suffit d’un geste, Minuit, d’un geste et tu me prends.

Débord de Seille – Mars 2020