On trouvait que c’était un événement, d’acheter l’appartement. On y avait jeté nos forces et dépensé des émotions parce qu’il avait d’abord fallu répondre à l’appel de l’agent immobilier et s’asseoir dans le hall, ruminer la nouvelle ; l’appartement était à vendre, on allait devoir s’en aller ou le payer ; il avait fallu en passer par le parquet bien ciré du cabinet de notaire et par le sourire des banquiers – les sourires de banquiers sont des retroussements de babines – mais plus encore, il avait fallu rencontrer le type avec sa coupe à la de Villepin et son outrecuidance, ses manières quelque part de vous passer la langue entre les cuisses quand vous n’en voulez pas. Et puis les livres nous étaient tombés des mains, je ne sais pas, on était obsédés par cette histoire de remise à la terre, on se réunissait pour parler carrelage et amiante, la bière avait presque chopé le goût de la colle et du béton armé. Ça nous passait le temps. Ça m’empêchait, moi, de penser à Lacan et de me torturer sur le chapitre six (j’en avais soupé du chapitre six !). On fréquentait quand même les textes, hein, mais plus froids, des textes d’aiguillage : on entrait vous voyez sur le rail légal, bien bordé, loi relative à ceci, article numéro tant, on se vérifiait ligne après ligne, on s’en envoyait des morceaux, cela devait acter l’importance de l’événement et puis c’était raccord avec l’attente peut-être des parents, des gens installés qui vous aiment.
Mais voilà que l’événement se couche devant l’Evénement.
Un jour, vous avez les yeux fixés sur votre verre quand tout se met à bourdonner autour. Que se passe-t-il ? Les gens qui ont toujours été des animaux retombent à quatre pattes, l’angoisse commence à les emplir et tout ce qu’ils arrachent du mur – poussière, minéraux – tout vous manque. La mort prend la parole dans une société qui l’avait reléguée en marge, et dans les premiers jours nous assistons, au ralenti, à la crise d’angoisse la plus partagée depuis le début du siècle. C’est une crise d’apparence immobile : si vous ouvrez votre fenêtre, la nouvelle voix de la ville entre chez vous, vous entendez selon le vent les annonces de la gare précédées de leur « pom-pom-pom » ou les aérations du magasin de surgelés, mais dans une rue où ne résonne que le trottinement d’un chien triste. Cela n’a rien à voir avec le silence. C’est le bruit d’une tension. Il suffira de décrocher le téléphone ou d’allumer n’importe quel écran pour attraper le fond de la rumeur.
Les mauvaises nouvelles s’accumulent ; d’abord autour des autres, la sphère lointaine, les mauvaises nouvelles qui ont la consistance de la vieille ficelle de cuisine et le comportement de l’algue, à vous grimper finalement le long des jambes ; puis ce qui a démarré au loin s’enroule à votre cou et vient bouffer vos yeux, voilà. Il se tisse un filet de la mauvaise nouvelle. Ça tient vos têtes, ça vous quadrille le ciel – un ciel bleu comme on en avait les années de printemps – un ciel qui n’en a rien à foutre. Et vous avez des gens par terre avec leurs animaux qui passent en échangeant des regards d’une drôle de couleur. Ce qui avait de l’importance hier est tombé en sommeil. Acheter un appartement, ça paraît si loin depuis que vous vous tordez dans cette atmosphère – avec vos bras maigres pendus par un clou aux épaules et vos pieds, progressivement, qui se détachent – qui s’envolent à travers la pièce – jambes tordues à l’envers – et votre main noire et votre main blanche – et le rire de Lacan à travers la fumée du voisin quand il fume – et il fume, ce qu’il peut fumer ! il fume comme la lumière, il fume une matière de mort dans sa cuisine de mort, ayant assemblé d’un côté en petit tas les morts passées et de l’autre, la mort actuelle. Il devient Minuit Général. Il se répand comme si de rien n’était, porté par la fumée qui se faufile sous votre porte mal foutue – mais n’a-t-il pas toujours avancé ainsi ? dans l’ombre, et aérien, progressif et aigu, poussant la flèche avant de la tirer – son sifflotement dans vos têtes tandis qu’il annonçait la nuit ?