« – Ça va ? – Oui, tout va bien, on est assis et on peut se regarder. »
Jean-Pierre Rochat
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Lorsqu’on revient de Bâle, l’entrée en France se fait par l’Alsace – sauf pour moi. Je suis certes dans le train qui traverse l’Alsace, mais plongée dans l’arrière-pays d’un livre où l’on vend aux enchères le chédail de Jean-Pierre Rochat, son bétail et surtout : Petite Brume, sa jument amie. Le récit de cette dépossession forcée, morceau après morceau, du plus cher au plus précieux, convoque en moi des paysages ruraux de Suisse alémanique, et c’est ainsi que le trajet en train qui devait être une ligne droite se complique d’un détour par un tunnel imaginaire : Bâle, Vauffelin puis Metz.
Les gares que nous traversons dans la réalité sont donc assourdies par un livre. Elles se réduisent à des noms entendus de loin : Saint-Louis-Mulhouse-Colmar-Sélestat-deux-minutes-d’arrêt. Rien de tout cela n’existe, rien à l’exception de Strasbourg peut-être, le temps de huit minutes. Cette correspondance à Strasbourg se déroule comme en rêve ; la même gare que partout, prise dans un camaïeu de gris, avec le roulis des valises et les soupirs des trains qui ont la bonté de nous porter. Si malgré tout cette gare se distingue des autres, c’est à cause du pressentiment de la ville de Strasbourg accroupie tout autour des murs. Ce pressentiment transperce la verrière. Il réoriente les flux de lumière, rebrasse la foule, change la couleur en courant d’air. Il présente Strasbourg en grande femme de pierre, les deux mains en avant, qui vous dirait : on ne passe pas. Alors on marque un temps d’arrêt, hébété comme ces nuits où la trappe du sommeil ouverte d’un coup par un cauchemar fait entrapercevoir la réalité crue à l’état de veille. Puis l’effroi passé, on se rendort en culbutant d’un train à l’autre, on replonge dans le livre.
Deux heures plus tard, nous arrivons à destination dans le sentiment cette fois bien net d’une ville construite pour les poupées, qui s’appelle Metz et qui s’amuse, quand nous l’abordons en train, à se fausser tout en restant strictement identique à son double réel. Depuis la voie ferrée, Metz apparaît en miniature. Ses petites façades sucrées s’alignent dans le soir. Les ponts dont j’ai tant l’habitude ont perdu leurs forces : ils ne sont plus que des brindilles lancées par-dessus les rails, traversées çà et là par des silhouettes qu’un coup de vent pourrait balayer.
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J’entrai dans Metz en ayant peur de la casser mais au premier pied posé sur le quai, je sentis la ville résister. Elle s’était agrandie d’un coup. Il y avait assez d’espace entre la gare et la maison pour marcher plusieurs minutes. A tant la reconnaître, je ne sais plus si je regardais cette ville ou si je la récitais. Quand on pose son regard sur un bâtiment qu’on connaît par cœur ou sur une imperfection du trottoir, on sait déjà qu’ils seront là. Et ils y sont. Et l’on sait qu’ils seront comme ça ; ils ont la forme, la place, la disposition, les dimensions, la teinte et la texture prévues. Mais quelque chose en nous, qui est en rapport avec le retour, les décolore, les aplatit, les place au bout d’une perspective non pas spatiale mais temporelle, comme si : alors qu’il n’y a qu’à tendre le bras pour les toucher, il allait nous falloir longtemps pour les atteindre comme avant. Entre le bâtiment que je connais par cœur et moi, il y a désormais de longues taches bleu-Léman.

J’aime beaucoup ce texte, tant il est vrai que l’essentiel du voyage n’est pas dans la part de réel qu’on traverse mais dans la chimie qui s’opère dans la tête au fur et à mesure qu’on avance.