30 novembre 2020 et le souvenir d’Albany

Nous avions fait escale à la gare routière d’Albany cette nuit-là, après des heures de ballottement dans un bus fou conduit par un vieux Canadien. Le bus mordait régulièrement dans les paquets de neige en bordure de route. Il avait des trébuchements. Il nous renversait en tournant trop fort. Aucun de nous n’avait pu dormir. La tête de V. m’était tombée plusieurs fois sur l’épaule, par accident, pour un virage abordé comme sur un grand huit ou pour une embardée soudaine. A la frontière américaine, le chauffeur avait rangé son bus derrière des dizaines d’autres et s’était endormi, la tête contre ses bras croisés sur le volant – nous avions attendu dans une lumière blafarde que vienne notre tour de descendre au poste de contrôle. Je me souviens que le douanier avait le visage plus dur que ce que j’avais craint – c’était un temps où tout m’intimidait – et que lorsqu’il m’avait autorisée à passer, il avait encore fallu s’acquitter de quelque chose comme cinq dollars au tourniquet de la sortie où toutes les pièces m’avaient échappé des mains. Et le douanier m’avait regardée tenter en vain de les ramasser malgré mes ongles rongés, alors qu’elles glissaient de plus belle sur le carrelage ; je recevais sur les épaules et dans le dos, en pluie battante, les yeux de rocaille de ce douanier, et je mis un temps infini à contrôler mon tremblement sous ce déluge, à ramasser les pièces, à les introduire dans la fente et à rejoindre le bus.

Nous avions donc fait une escale dans l’Etat de New-York, toujours de nuit, dans une lumière aussi malade que partout cette année-là. Et pourtant, nous étions joyeux comme plus jamais je ne l’ai été depuis. On n’avait jamais foutu les pieds aux Etats-Unis, ni mes amis, ni moi, et sans eux je crois que jamais cela ne m’aurait effleuré l’esprit. Le matin du départ, le soleil montait comme une balle de feu dans un ciel de glace. L’ombre des arbres sur la neige était bleue. C’était une étendue de neige comme cela aurait pu être une guêpe ou un pyjama : en rayures jaunes et bleues saupoudrées de paillettes. J’avais écrit dans mon carnet : si l’on m’avait dit, il y a deux ans, que je ferais mes bagages pour New-York, j’aurais répondu hahaha. Rien qu’à me figurer cette ville, sans l’avoir encore approchée, j’avais déjà envie de la quitter. Elle faisait un bruit terrifiant jusque sur les photos que j’avais vues d’elle. Mais je voulais suivre les autres dans leur enthousiasme et puisque New-York faisait partie de cet enthousiasme, alors il faudrait s’y coller. J’ai attrapé un sac : j’y ai jeté quelques vêtements, une brosse à dents et l’appareil photo, j’étais prête à partir.

A l’escale d’Albany, les néons donnaient au hall une odeur verdâtre de piscine. Je me promenais dans la salle avec mon appareil photo. Sur l’autoportrait qui reste de cette nuit, on ne voit pas mon visage mais, à l’arrière-plan, mes amis sur un banc, un peu coupés par le cadrage et des sacs tout autour – car c’était une époque à laquelle nous ne cessions de transporter nos sacs jusqu’à des tentes, des auberges ou des locations de passage – une époque à laquelle j’ignore d’ailleurs comment j’ai pu survivre en pull et short fleuri à la fin février, et garder dans une telle tenue l’envie de prendre des photos. C. répétait parfois en se moquant, « t’es tout le temps à poil » sans mesurer à quel point il avait raison. Car ce n’était, au fond, pas une question de vêtements. Si j’étais presque nue, c’est que le moindre bruit était une baffe sur de la chair à vif – la moindre lumière une brûlure. J’avançais comme sur des épingles en appelant à l’aide. La chance que j’ai eue, c’est d’avoir ces amis et qu’ils aient envie d’aller dans n’importe quelle ville atroce où je me sente dans l’incapacité et à la fois dans la nécessité de les suivre. Parce que ces amis-là, à force et métaphoriquement, ils m’ont appris à m’emballer dans un petit manteau, l’hiver.

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