Je n’avais jamais vu cette ville vide. A quatre heures du matin, ses trottinettes et ses vélos sont endormis comme après une longue fête. On les a oubliés partout : contre les murs, au milieu des trottoirs et le long des grillages. Ils dorment du sommeil des hommes, pétrifiés debout dans le sommeil des hommes en attendant que la nuit prenne fin. Ils se souviennent qu’on avalait des rues en pédalant, qu’on passait des carrefours aux voies entrecroisées comme les griffes d’un grand fauve, qu’on les laissait tomber dans l’herbe – souvenir hallucinatoire qui les raidit et l’on dirait qu’ils sont sur le point de repartir mais que les humains manquent et avec les humains, une puissance ou un déclencheur. Tous les vélos tirent sur leurs chaînes en rêve. Cette nuit le parc est silencieux, les feux de la Yorkstraße changent de couleur pour rien, ça leur donne un air de vieux fous multicolores qui parlent au vent – et au son des roulettes de ma valise répercuté de rue en rue, une traînée de vélos jaloux fixe sur moi ses catadioptres.
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Plus loin, à Mehringdamm, la lumière sent la viande grillée. Mais ceux qui attendent leurs kebabs ne sont pas vraiment là, ce sont des gens d’hier aux gestes fiévreux, mus par la fatigue et l’agitation, une gaîté déroutée pour porter leurs voix. Quand on se croise, ils ne peuvent pas me voir : pour eux, je suis celle de demain et comme cela n’a aucun sens, on se passe au travers, ils traversent même ma valise.
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Dans la rame de métro nous ne sommes que deux, chacun à un bout, face à face et il y a cette bouteille de vin qui fait en roulant des allers-retours. J’ignore combien de temps nous passons à la regarder. Parfois, la bouteille cogne contre une barre métallique. Et l’autre passager posté à la sortie d’hier, et moi au seuil du jour suivant, nous entendons le même tintement, et je ne sais si nos yeux se croisent ou si nos regards ne se lèvent pas plutôt vers des sièges vides, chacun scrutant à travers l’autre, mais il me semble pourtant apercevoir quelqu’un.
C’est curieux ; il arrive qu’un fantôme comme ce type éméché apparaisse une fraction de seconde, le temps d’un tintement de bouteille vide contre une barre métallique ; puis l’image saute et c’est déjà trop tard, on l’a vu sans le voir, on ne saurait pas dire comment il était ni de quelle époque il venait. Seule certitude, il y a eu quelqu’un. Il y a eu l’éclair d’une présence immédiatement suivi du gouffre d’une question : et si cette absence monstrueuse n’était que le sillage de la présence, il y a longtemps, d’une chose – peut-être presque rien mais qui a clignoté une fois, une seconde et cette seule seconde aurait suffi à faire d’une vie entière le souvenir déchirant d’un bref point de lumière qui ne se rallumera pas ?
L’écriture : musique au-delà du vécu. Ni sa relation, ni son sens, juste cette brûlure que laisse l’événement aboli.