D’une philosophie de l’adhésion

Après notre lecture commune, tout à l’heure, je me suis entendue dire à T. ce que j’aurais souhaité que l’on pût me dire, des années en arrière, pour m’éveiller à l’oeuvre de Bachelard.

La comparaison avec le livre de Girard dont j’aborde ces jours-ci les dernières pages, fait apparaître un contraste frappant. Girard galope au front de la tourmente. Tout est tension chez lui, oppositions, systèmes de poulies entre les egos qui s’affrontent. Girard écrit pour le regard mauvais qui passe aux heures de la défiance et de l’envie. Il affronte l’orgueil du désir humain. Bachelard va tout à l’inverse. Sa poétique de la rêverie suspend le temps ; elle est une injonction faite au temps, qui bon gré mal gré, faute d’avoir le choix, s’y plie. Bachelard se délecte d’écrire. Je l’imagine, tout à son émerveillement d’assister au bourgeonnement de ses phrases, lui qui les soigne comme un père ! Leur enfance de phrases fut heureuse, ce qui les rend fondamentalement tendres. Bachelard apaise. Le Moi se fond à l’Autre, le Monde parle par le rêveur, la jeunesse de la science tient d’un rêve éveillé, un mythe dont a été extrait le squelette rationnel, mais qui demeure, et dont l’appel nous plonge dans un bien-être « corps et âme ». Bachelard réconcilie profondément les idées, les images, le monde. Il exprime la paix. Et c’est cette paix dont je ne le dissocie pas, qui m’est précieuse. Elle me rappelle au vert d’eau des grandes flaques de mars, à des primevères d’il y a des années, quand je renaissais à toute fleur et à tout soleil ; elle me rappelle ce que c’était qu’entendre siffler, si près, un oiseau ; elle me rappelle à la feuille devant moi posée, qui devait recueillir mes notes sur tel article, pour tel mémoire ou tel plaisir ; elle me rappelle à tout un livre de Bachelard lui-même sur l’imagination des eaux, lu dans une lueur de bronze en plein automne avec la certitude qu’un ami m’y tenait la main. Cette paix bachelardienne me ramène encore aux lignes de Romain Gary à propos d’une feuille qui aura la patience de tomber toujours – en mémoire – parce qu’à la moitié de sa chute, un observateur a cessé de la regarder tout en pensant encore à elle. Ce sont-là des exemples de temps qui se fige lorsque le cœur gonfle. Car le cœur gonfle. Chez Bachelard, la sérénité se double d’une intensité frisant la douleur. Le poète insiste sur cette paix-là – qu’elle est inouïe, qu’elle existe, si l’on veut bien le suivre qu’elle est par-là, qu’on la regarde, enfin  – et son insistance vient de ce qu’elle a coûté d’efforts à découvrir puis à tenir. Bachelard dit : voici la paix, lourdement là, pesante au fond des choses, aérienne autour d’elles, brûlante en leur cœur, mais il faut avoir la force de la rêver, puis la sentant poindre, le courage de ne pas céder à n’importe quelle pulsion désirante qui nous détournerait de la joie simple d’être un être en l’Etre.

Le Hussard Sur Le Toit – Jean Giono

Ce livre n’est pas une histoire de choléra, c’est une fenêtre sur le paysage de la lâcheté humaine, de l’égoïsme et de leur exact opposé : le dévouement paroxysmique. Dévouement à une cause, d’abord : ce jeune carbonari piémontais, nommé Angelo, dont le périple est aiguillé par un sens aigu de la liberté. Mais surtout, dévouement à l’autre, qu’il soit un peuple entier, le genre humain pris dans son ensemble ou un individu précis.

De l’égoïsme

Pourtant, l’humanité telle que la dépeint Jean Giono cumule toutes les bassesses.
L’histoire se déroule vers 1830, dans une Provence ravagée par une épidémie de choléra. La maladie n’est pas nommée tout de suite. On commence par la deviner, par en sentir la densité, l’ambiance, le poids et l’haleine âcre. Sous la surface des descriptions, on soupçonne quelque chose qui ne dit pas son nom ; on n’est pas certain de comprendre, puis tout à coup à la page cinquante-six, après une marche exténuante, le mot choléra est lâché.

La particularité du choléra de Giono, c’est qu’il est avant tout un révélateur d’égoïsme. N’en meurent que ceux qui n’auront pas su s’oublier. « Je sais fort bien que le choléra n’est pas tout à fait le produit de l’imagination pure. Mais s’il prend si facilement de l’extension, s’il a comme nous disons cette « violence épidémique », c’est qu’avec la présence de la mort, il exaspère dans tout le monde le fameux égoïsme congénital. On meurt littéralement d’égoïsme », explique un médecin rural à Angelo (p 462, éd. Gallimard, 1951).

On traverse avec ce livre une population poussée dans ses derniers retranchements, et dont le choléra met à l’épreuve l’humanité. La plupart des victimes lui cèdent. Elles perdent tout à coup la faculté de parler, de bouger, de penser, d’être homme. Leur regard se vide. Un médecin de campagne, plus poète que scientifique, prétend que les oiseaux de toutes leurs joies passées les quittent, suite à quoi elles s’effondrent, réduites à l’état de bêtes mourantes. Comme si un flux d’oiseaux interne tenait l’homme en vie.

Dans ses portraits du choléra, Giono n’insiste jamais sur la douleur qu’il induit. Tout, dans la description des malades et des cadavres, met l’accent sur le changement, sur la métamorphose, sur l’instant où le cholérique, s’il ne peut encore être considéré comme mort, ne vit déjà plus. C’est l’état intermédiaire dans sa dynamique qui est pris comme objet.

On pense à Gilles Deleuze, qui suggérait dans son abécédaire qu’un homme à l’agonie, par ses râles, sa peur, son recroquevillement, réduit à rien l’écart qui le sépare de la bête. Il s’isole comme une proie traquée, on ne l’attrape plus, il semble porter son regard sur un au-delà du visible et du communicable. Ce qu’il fixe ne se destine qu’à lui, c’est l’indicible pur, ce qui ne se décrit pas et se partage à peine, sauf (et encore !) lorsqu’un chef d’oeuvre ou un poème vient pousser le langage sous la frontière des morts.

Or, ce regard halluciné vers d’autres sphères est précisément celui des mourants de Giono. Ce qui les fascine tout soudain appartient à un règne hors de portée du nôtre. Il y a, dit le médecin rural, une brusque passion pour la mort, que rien ne peut concurrencer et qui est embrassée sans préavis ni égard pour rien d’autre. Voilà de quoi est fait l’égoïsme des cholériques. « C’est l’égoïsme qui s’oppose à l’amour » (p338). Le tout-pour-soi têtu de qui tourne le dos au monde pour se retirer dans sa mort.

 

Le choléra selon Giono

Les symptômes et remèdes décrits par Jean Giono ne correspondent pas à une maladie réelle : cette peau bleue de mer, ce riz au lait qui mousse aux lèvres comme une écume de rage… De même, on ne guérit pas un cholérique avec des pierres brûlantes et des frictions (fussent-elles faites à l’eau de vie) ; le choléra n’est pas un flux de chaleur sauvage qui fuirait le malade, ce n’est pas une lutte thermique entre chaud et froid, chair et bleu, jour et nuit, courage et lâcheté. Et l’on pourrait reprocher à Giono son manque de réalisme si l’on n’y sentait l’expression d’une nécessité implacable et sincère, transmise au livre entier : aux paysages, aux animaux, aux personnages. Car chaque élément de l’histoire porte en lui un aspect de cet étrange choléra. La Provence entière est touchée. Animés et inanimés y sont modelés dans une même pâte fébrile.

Une contagion symbolique

Les cholériques, dans ce livre, sont bleus. Bleus de grand ciel, bleus d’eaux profondes. Ils sont d’un bleu volé à la nature, semblant littéralement se laisser envahir de ciel. Ainsi le livre s’ouvre-t-il sur un pays incolore, aveuglé de soleil. Là où l’on s’attendrait à trouver les mots riants propres à décrire un ciel d’été, on ne rencontre qu’un « air usé » (p23), « un ciel de craie d’une blancheur totale » (p15), de la « chaleur huileuse » (p16), du visqueux et la « lumière blanche » (p14), « venant à la fois de tous les côtés du ciel » (p17). Cela semble une fièvre mais les descriptions sont belles et, dans ce flamboiement, le ciel n’est pas sans charme.
Il en va autrement des cholériques qui en ont absorbé l’azur. « On a l’habitude d’associer le soleil à l’idée de joie et de santé. Quand nous le voyons en réalité se comporter comme un acide dans des chairs semblables aux nôtres (…) sous le simple prétexte qu’elles sont mortes, nous avons brusquement de la mort une idée juste qu’il est très désagréable d’avoir. Et de nouvelles idées sur le soleil, la couleur de l’or qu’il donne à tout, qui nous plaît tant. Le ciel bleu, c’est rudement beau. Un visage bleu fait un drôle d’effet, je vous le garantis. C’est pourtant le même bleu, à peu de chose près. » (p425)
Cet échange contre-nature entre le ciel et l’homme explique peut-être le sentiment de fébrilité, de maladie que l’on ressent à la description non seulement des cadavres, mais aussi de la canicule.

Les oiseaux déménagent aussi, selon la théorie fumeuse mais élégante du médecin de campagne. Les morts du choléra, dit-il, se sont « vidés d’oiseaux » (p476). « Les oiseaux sédentaires : les passereaux, les mésanges, les rossignols (…), tout ce qui se nourrit d’ordures et de déchets, de vermisseaux et d’insectes qu’on trouve toujours sur place rien qu’en sautillant, toutes les joies sédentaires foutent le camp. » (p475)
Voilà de quoi l’on meurt : d’un désir de partir.
Le cholérique est « insensible », n’a plus « ni main, ni pied, ni bec, ni ongle, ni poil, ni plume ». Les oiseaux, en partant, lui ont volé son corps.
Si l’on cherche leur destination, on s’aperçoit qu’ils reviennent ailleurs dans l’histoire, quoique jamais à leur place naturelle. Au chapitre X, un corbeau guettera la mort de la compagne de route d’Angelo, dans l’espoir de pouvoir la dévorer à son aise. Auparavant, sur les toits de Manosque, c’est Angelo qui s’était réveillé « couvert d’hirondelles » (p161) nacrophages. Plus généralement, dans ce livre, où l’on trouve des morts il y a aussi des oiseaux lavés de toute timidité. Ils sont une extension du choléra.

Les papillons remplissent à peu de chose près le même office, lorsqu’à Vaumeilh, depuis la tour d’une quarantaine où ils sont enfermés, Angelo et sa compagne les voient couvrir par milliers le paysage en contrebas. L’épidémie en est alors à son point culminant. Le paysage forme un rictus.

« Il faudrait partir de partout » (p425)

 A ce stade, le pays, la terre, finissent par se changer en corps mourant, ou du moins par se faire l’écho des organismes cholériques. Le foie est décrit comme « semblable à un extraordinaire océan » (p470). La maladie n’attaque plus l’organisme en se contentant de l’anéantir : elle y instille du paysage et en révèle des lieux jusqu’alors tenus secrets. Mais ces derniers s’avèrent empoisonnés. « Il ne s’agit pas du tout d’anatomie. Il s’agit d’aller sur les lieux où s’élaborent les passions, les erreurs, le sublime et la frousse » (p469-470), explique le médecin de campagne cité plus haut, au sujet des organes malades. Ainsi, cette maladie, si elle ne touche que l’être humain, serait une gangrène de ses plus bas instincts. Elle ne laissera que l’Homme d’intact en l’homme, et c’est pourquoi le personnage d’Angelo ne l’attrapera jamais.

La figure impossible de l’Homme

A chercher en Angelo le héros de ce livre, on pourrait fort bien se tromper. De ce jeune colonel, fier, brave et galant, on ne sait finalement que peu de choses. En suivant ses réflexions, on apprend qu’il a tué un homme en duel ; peu à peu on comprend aussi qu’il a un frère, qui est ce frère, ainsi que la nature fusionnelle quoiqu’ambigüe de la relation qu’ils entretiennent. Mais le personnage en lui-même demeure mystérieux. Il paraît sans travers ni tentations coupables, et ses introspections régulières sont uniquement motivées par la droiture et le doute sur soi. Il forme un creux dans le récit. On dirait un être impossible, une vertu ambulante, peut-être un idéal – et c’est la raison pour laquelle le choléra le contourne. Les idées ne tombent pas malades, Angelo en est une. Il n’a pas le corps pour tomber malade. Il parcourt, sans fatigue, en ne mangeant qu’à peine, des distances incroyables. Des rencontres ponctuent son voyage, rarement associées à des noms (la « jeune femme » qu’il prend sous son aile ne dévoilera le sien qu’à la page 400).

De ses combats pour la liberté, on ne verra rien. Tout est pensé ou rapporté. Les descriptions, fréquentes et longues, rendent palpable ce temps qui s’étire sur les routes. On a tout loisir d’imaginer les pas d’Angelo et de promener son regard sur les lieux comme si l’on y marchait vraiment. C’est une visite de la Provence éteinte. A croire que la région n’appartient plus qu’à Angelo. Qu’elle est peut-être son seul vrai corps et que c’est par là qu’il est malade : par les cadavres jonchant son parcours, par les êtres qui le trompent, par ses chevaux tous enfuis, par le soupçon porté sur chaque source d’eau et par la solitude affreuse qui résonne partout comme un glas.

Un chose saute aux yeux dans ce livre : rien n’y est à sa place. Le tout Manosque campe dans les collines, les cadavres ont le bleu du ciel, les hirondelles s’en prennent à l’homme, et le personnage principal se soustrait à sa propre histoire. Pour lui-même, Angelo est absent du livre. Il n’apparaît que par contraste avec le choléra et ses victimes. Contrairement à elles, il incarne la vertu parfaite, l’archétype du dévouement poussé à son comble, tout ce dont le choléra de Giono n’a que faire.

S’il y avait une morale à ce livre, elle ne s’écrirait pas. On l’entendrait percer dans le croassement des corbeaux ou dans le rire cynique de l’écrivain amer lorsqu’il repose sa plume. De toute évidence, l’auteur de ce texte ne croyait pas en l’Homme. Le résultat en est un livre grinçant, distillant au lecteur un lent poison jubilatoire. On en tourne les pages comme si l’on tenait dans ses mains le choléra lui-même. Une maladie de cinq cent pages à attraper absolument.

Les Fleurs Bleues – Raymond Queneau

« -Vous avez un faible pour lui ?
-J’avais.
-Vous l’aimez, quoi.
-Voui, je l’aimais.
-Est-ce que c’était normal ?
Lalix, surprise, se tut. Le duc continua :
-Et je parie que vous l’aimez toujours.
Lalix ne répondit pas.
-C’est pas vrai ?
-Si.
-Et ça, est-ce que c’est normal ?
Lalix ne répliquait rien.
-Vous voyez, dit le duc, rien n’est normal. »
(R. Queneau, Les Fleurs Bleues, éd. Folio p.268)

A l’image de ce « rien n’est normal » proféré par le duc, ce livre ne se laisse ni classer, ni aisément déconstruire. Y pénétrer relève déjà de l’acrobatie mentale et éprouve le savoir-rêver du lecteur qui s’y essaie.
L’histoire met en scène deux personnages évoluant dans deux univers que tout oppose : le duc d’Auge traverse les siècles (départ au Moyen-Age, escale par la Révolution française, point de chute à l’époque actuelle) tandis que Cidrolin coule des jours monotones sur une péniche du Paris moderne.
Leur particularité ? ils se rêvent l’un l’autre. Dans le texte, les transitions du monde de Cidrolin à celui du duc d’Auge -et inversement-, sont d’une telle fluidité qu’elles donnent l’impression d’un même corps autour duquel tout changerait – nom, époque, situation – dans un vertigineux mouvement d’assoupissement conscient. La sensation de passer du recto au verso du réel est omniprésente, sans que l’on puisse pourtant définir le lieu de ce réel. Est-ce Cidrolin qui rêve qu’il est duc d’Auge ou le duc d’Auge qui se rêve Cidrolin ? Ce doute a manifestement été travaillé par Queneau, dont on prétend qu’il s’inspira, pour composer son livre, du proverbe chinois suivant : « Tchouang-tseu rêve qu’il est un papillon, mais n’est-ce pas le papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu ? »

Du côté de Cidrolin, la vie s’étire comme une routine. On ne lui connait pas d’amis. Ses interlocuteurs au quotidien sont souvent des gens sans nom ni visage, désignés par leur seule fonction : ainsi le passant, dont on ignore si c’est ou non toujours le même, ou encore le gardien du « camp de campigne pour campeurs ».
Cidrolin est un homme d’habitudes. Il traîne au bar, erre par la ville, repeint sa clôture sur laquelle un mystérieux « graffitomane » étale chaque nuit des injures, s’inonde de pastis et fait la sieste pour rêver. Il vit avec sa fille, Lamélie, qui joue pour lui le rôle d’une quasi-servante avant de le quitter pour se marier. Il la remplace d’ailleurs bien vite par une femme de bordel, Lalix, avec laquelle il paraît n’avoir aucune relation intime et qui s’attache pourtant à lui. On note que cette femme prend à ses côtés la place exacte qu’occupait Lamélie auparavant, ce qui ne laisse pas de troubler.

Le duc d’Auge quant à lui, mène une existence mouvementée. On le voit souvent en route, monté sur son fidèle destrier, Démosthène, auquel il ne manque même pas la parole. Il est accompagné par son page, le vicomte d’Empoigne ; cette fonction de page et ce titre de vicomte d’Empoigne désigneront deux individus distincts au fil du livre, comme s’ils n’étaient que des vêtements de lettres dans lesquels chacun pourrait se glisser. On peut risquer ici à un parallèle avec le fameux « passant » qui interpelle Cidrolin alors qu’il repeint sa clôture ou se promène en ville. A l’inverse du page ou du vicomte d’Empoigne, ce passant n’a ni nom ni fonction. Ou plutôt, le nom commun dont on l’affuble n’est fondé à le désigner en tant qu’individu que le temps de son passage. Contrairement au titre du vicomte ou au rôle du page, le nom du passant ne ment pas sur son caractère emprunté et donc impersonnel. On n’imagine pas de visage au passant tant qu’il est ainsi nommé, tandis que l’on se construit volontiers une représentation du vicomte d’Empoigne alors même que deux personnages se succèdent sous ce titre au cours de l’histoire.
Mais qu’en est-il de ce jeu sur les noms ? Queneau l’a-t-il pensé, poli, écrit, ou n’est-ce qu’une idée qui vient dans le mouvement d’une lecture inquiète, en quête de repères, qui cherche à cerner l’histoire et l’auteur ? Et si oui, fallait-il avoir du livre ce type de lecture ? Ne peut-on pas aussi se laisser faire par l’histoire si absurde soit-elle ? Lorsque l’on plonge dans Les fleurs bleues, il est pourtant tentant de chercher à s’agripper, car l’ouvrage est troublant, hanté de fulgurances dont on saurait difficilement parler faute de vraiment comprendre par où elles nous saisissent.

Le duc d’Auge est encore celui des deux personnages auquel tout arrive. Des événements en soi importants sont chez lui traités avec une sorte de légèreté. Ainsi, par exemple, la mort de son épouse ou l’annonce de la prise de la Bastille, après quoi le narrateur écrit : « comme tous ces événements les avaient fatigués, hop, au lit ! »
Cette tournure est par ailleurs emblématique de la façon ludique dont Queneau manie le langage. Le roman est semé de ruptures entre les niveaux de langue, les temps de narration, l’orthographe officielle et une autre (a priori fantasque) dont Queneau a le secret. Il n’est pas rare de trouver dans une même phrase un verbe au passé simple et le suivant au présent.
Les jeux de mots sont légion. Jeux phonétiques d’abord, avec une écriture francisée de tous les mots anglo-saxons et sigles ; ainsi, voiture devient « houature » (p31), strip-tease devient «stripeutise» (101) et CRS devient « céhéresses » (p53), pour ne citer que trois exemples.
Jeux de répétitions ensuite : « Le chapelain devina que le duc envisageait de passer à la rébellion ouverte. Le héraut devina la même chose. Le duc devina que les deux autres avaient deviné. Le chapelain devina que le duc avait deviné qu’il avait deviné, mais ne devinait pas si le héraut avait lui aussi deviné que le duc avait deviné qu’il avait deviné », etc. (p57)
Ce que le lecteur devine pour sa part, c’est une partie de la jubilation à écrire qu’a sans doute éprouvé Queneau lors de la rédaction de tels passages.
Le jeu de répétition, dans le livre, n’est d’ailleurs pas restreint au seul plan du langage. Des redondances ponctuent l’intrigue et passent parfois d’un rêve à l’autre. On boit de l’essence de fenouil à toute heure chez Cidrolin comme chez le duc d’Auge, on s’interroge chez Cidrolin sur l’origine d’une expression idiomatique qui s’explique sans souci dans la réalité du duc, on trouve une épouse dans chaque rêve et l’on y parle de peinture.
Et si le duc d’Auge, contrairement à Cidrolin, ne semble pas connaître la routine, il lui faut tout de même faire face à des ennuis habituels. Couvrir son cheval trop bavard, par exemple, afin que son aptitude à parler ne s’ébruite pas.
Ce livre joue encore sur toutes sortes d’aspects linguistiques. Queneau y donne dans le néologisme (« l’ératépiste » page 48), se permet quelques calembours (le très joli « silentaire et solicieux » de la page 160) et s’amuse à brusquer les règles d’orthographe et de conjugaison ; le pluriel de cheval reprend ses formes moyen-âgeuses en devant tantôt « chevaus », tantôt « chevals » (103) ; et les phrases comme « je sommes iroquoise et je m’en flattons » (p.38) ne sont pas rares (on y conçoit d’ailleurs un curieux doute sur l’unité de la personne, de sa personne propre comme de celle des personnages ; l’idée d’un jeu sur le thème de la personne plurielle serait à creuser, quoi qu’elle ne puisse mener peut-être qu’à un délire d’interprétation sans grand rapport avec l’œuvre).
Notons, pour finir, les jeux d’homophonie. Les chiens du duc s’appellent « Taïau, Taïo, Thaillau ». Trois fois le même son pour trois êtres différents, ce qui nous ramène en droite ligne à la question de non-coïncidence du nom et de l’individu.

Autre aspect intrigant du livre, la nécessité de peindre que ressent Cidrolin sans qu’il sache bien d’où elle lui vient. Ce que signifie pour lui la peinture, on l’ignore (lui même en a-t-il une idée?), pourtant on sent qu’elle donne sens à son existence. A aucun moment il ne se résout à y renoncer.
Plus flagrant encore, le fait que cette peinture n’ait pour vocation que de recouvrir les graffitis de la clôture. « Les graffitis qu’est-ce que c’est? tout juste de la littérature », dit Cidrolin page 98. Et c’est cela, peut-être : de la littérature non par leur forme mais dans ce qu’elle implique de motions inconscientes. Car le graffitomane qui souille chaque nuit la clôture n’est autre que Cidrolin lui-même. Ecrire la nuit, tout annuler le jour comme si quelque chose d’essentiel et d’insupportable lui avait échappé et que la peinture dans sa dimension couvrante pouvait seule résoudre cela. On notera que chez le duc d’Auge, le mot peinture est toujours employé au sens créatif du terme, tandis qu’il l’est dans son sens superficiel (ou utilitaire) chez Cidrolin. Sous la peinture de Cidrolin, il y a sa littérature. Est-ce que cela n’apparaît pas comme une sorte d’art éclaté, où le contenu authentique (mais salissant) et la forme vide (mais esthétique) se seraient dissociés ? Simple question à laquelle le texte de Queneau prête facilement le flanc.

L’avis que nous donnons ici n’est évidemment pas le récit linéaire des péripéties d’Auge et Cidrolin. Une raison à cela ? parler séparément de ces personnages et de leurs réalités paraîtrait malvenu voire simplificateur. Car ce livre est bien autre chose que la superposition de deux intrigues. Il conte un double rêve. Ou plutôt, un rêve à deux faces. Celles-ci se rejoignent un moment vers la fin de l’histoire, lorsque le duc d’Auge perce la bulle de Cidrolin et investit son monde, et alors tout s’unit d’une certaine manière, malgré l’hétéroclicité du contenu (figures, dates, événements). D’ailleurs, si l’on y prête attention, on s’apercevra que la logique de toute l’histoire est celle d’un rêve ; un long rêve qui progresserait par analogies et glissements d’idées.

 

Ce livre, paru en 1965, soit cinq ans après la fondation de l’Oulipo, compte aujourd’hui parmi les œuvres phares de Raymond Queneau. Auteur respecté pour sa souplesse d’écriture et sa grande capacité à s’adapter à la contrainte, il nous livre ici une histoire jonchée de pirouettes et, peut-être, de fausses pistes. Car faut-il croire à l’apologue chinois volontiers associé aux Fleurs Bleues ? Doit-on interpréter chaque mot, chaque phrase, chaque jeu, chaque parcelle du rêve ? Ou cette histoire n’est-elle finalement pas comme l’essence de fenouil, substance essentielle et prisée mais qui ne « rime à rien » ?
« -Ce qui me plaît dans l’essence de fenouil, c’est qu’il n’y a aucun mot qui rime avec. Avec fenouil.
-A moins qu’on ne change de genre, dit Lalix.
-On n’a pas le droit, dit le duc.
-Vous êtes aussi poète ? demanda Cidrolin. » (p.246)
Le duc, peut-être pas, mais Queneau certainement un peu.

La Fée Aux Miettes – Charles Nodier

La première pensée que j’associe à La Fée Aux Miettes, n’a presqu’aucun rapport avec l’histoire. C’est une soirée passée à chercher la définition du mot « landaw » dans toutes sortes de dictionnaires et d’encyclopédies, en vain. Charles Nodier décrit un navire qui est en fait un grand éclat de rire, parce qu’on ne peut pas le voir. Il est infigurable, trop grand trop multiforme, on ne trouve de ça nulle part dans le monde réel, et puis : il y a « landaw » et qu’est-ce que c’est, landaw ? Un « landau » ? Et pourquoi un landau pour parler d’un bateau ? de l’arrière d’un bateau. Drôle de comparaison. Et quand bien même, pourquoi l’écrire « landaw » ? Etcaetera. On trouve la solution si l’on accepte d’entendre rire Nodier sous la description du navire.

De temps en temps, l’histoire tangue, me ravive un souvenir d’enfance : quand j’avais peur des déguisements (clowns, père-noël, masques, pantins). La même ambiance de vie dissimulée ou simulée, mécanisée, drapée, l’angoissante confusion, comme si le « mal » (la mort ?) pouvait surgir à tout moment, comme s’il affleurait à peine sous la surface des apparences mais qu’on pouvait parfois le voir glisser, furtif, dans un regard ou à travers gestes et postures. C’est je crois l’impression que j’aurais si, pénétrant dans une salle de théâtre, j’y voyais une seconde le rideau baissé faire place à des lambeaux de velours pourpre, et dedans, noués, des squelettes pendus en l’air, remuant lentement les bras ; puis tout redeviendrait normal ; dans ces cas-là, on ne sait pas si l’on a vu le versant déchiré des choses, mais on le devine partout, on ne peut plus jamais l’ignorer. On sait que sous le lustre pendu au plafond, il y a le négatif de l’éclat qu’il renvoie, une sorte de contre-lumière. On sait que les fauteuils à strapontin, si soignés, sont toujours en même temps crevés la mousse à l’air comme des boyaux. Et cela hante, bien-sûr. C’est un perpétuel demi-sommeil.
Ainsi j’ai vécu le rêve chez Nodier, emmitouflée de peur douce, flottante, sans objet. D’une peur que l’on pourrait nommer un doute ou un soupçon. Un visage déformé de l’allure rassurante du monde – rassurante car prévisible ? peut-être, mais surtout parce que capable de jeter la poudre aux yeux, de produire l’illusion d’une vie sans contrepartie.
Dans ce rêve/conte, tout se construit à l’image d’un grand panoptique. On ne situe pas ce que l’on redoute. Que la mort soit ou non tapie sous un coussin, il y a malaise du seul fait qu’elle pourrait y être.
J’ai aimé et détesté tout à la fois, l’inconfort de semi-délire qui s’écrit chez Nodier. Ces personnages qui ne s’étonnent de rien, parce qu’ils sont nés d’une brassée d’imaginaire si puissante qu’elle les arrache à notre monde cartésien pour les placer là où l’on dort les yeux ouverts – c’est un pays, un vrai pays, c’est un asile, ses habitants s’appellent les « lunatiques », c’est Nodier qui le dit quelque part au début du livre.
Il faut lire le passage où apparaît le Bailli : on invite cet homme à dîner, cet homme avec sa tête de chien et sa langue incompréhensible qui ne semblent gêner que Michel. Puis la soirée avance. Le Bailli se révèle être un chien aux vues très fines et au langage limpide (Michel l’apprend sans peine en un quart d’heure !) On dirait un assoupissement non signalé. Nodier qui rit encore, peut-être, d’un rire affreux, terrible, exactement comme le rideau de tout à l’heure. C’est cela. Une belle narration déchirée par-dessous, ou le discours d’un somnambule, légèrement inquiétant, tout à fait fascinant.

(Autre chose dans ce texte : le perpétuel dédoublement des choses à l’œuvre. Au plus fort du dédoublement, le jeune Michel s’endort au soir, marié à la vieille et laide Fée aux Miettes, pour plonger dans un rêve qui semble une autre vie : il y partage les nuits de la princesse Belkiss, qui lui assure être une image de la Fée aux Miettes dans ses jeunes années.
Dédoublement sans grande originalité, le même qui formera, quatre ans plus tard, le noyau narratif de La Morte Amoureuse (Théophile Gautier, 1836). Dans ces deux textes, toujours, la vie de veille est vertueuse privation ; celle de nuit, volupté coupable : un adultère à peine masqué (Nodier), une trahison du vœu de chasteté (Gautier).)

Et le regard amer de Nodier sur les hommes de science ! Tout à coup la trame du livre s’effrite ; un homme intelligent écrase le rêve à coups de poings : Michel est fou, ce qu’il raconte ne veut rien dire, ne renvoie à rien de constatable, c’est du délire, la preuve…
La preuve ? des mots déshabillés, savants, froids comme les buildings vitrés des grands quartiers d’affaires. Un discours sans magie ni foi.
On dirait que cet homme est amputé du monde. On dirait qu’il a bu la mort, tant et si bien qu’il ne peut plus contempler de la vie que son mécanisme ; qu’il a perdu la clef des motilités plus naïves… (plus spontanées ?)

Il faudrait que j’ajoute à ces trois petites remarques une dernière pensée, peut-être liée à ce livre d’une certaine façon, quoique je voie mal comment (mais ceci est un brouillon). Il s’agit d’un souvenir personnel. D’un oiseau en peluche que l’on m’avait offert lorsque j’avais six ans ; je voyais que c’était un oiseau, et pourtant j’étais incapable de le nommer tel. J’étais convaincue qu’il s’agissait d’une « main ». Cela ne pouvait en être une, j’avais l’évidence contre moi mais je me disais toujours en le voyant : « mais pourquoi c’est une main ? ». La question s’accompagnait d’une sorte de malaise, de familiarité non reconnue – un résidu derrière le sens. Peut-être est-ce par-là que ce souvenir rejoint le rêve de La Fée aux Miettes ?
L’énigme m’a longtemps poursuivie, même plus avisée et âgée. Pour la résoudre, il m’a fallu me rappeler des circonstances dans lesquelles on m’avait offert cette peluche : en la cachant derrière le dos et en m’encourageant à « choisir une main ».
Depuis, ce jouet ne peut plus être qu’un oiseau ; tout ce qu’il portait d’angoissant, de magique et d’un peu difforme s’est dissipé. Je ris en repensant à ma crédulité de jeunesse. Et en même temps, l’ancien objet-main n’a pas tout à fait disparu. Il reste deux regards possibles sur la peluche telle que je m’en souviens, dont l’un, prenant en compte la forme de l’oiseau (surtout une couleur précise accompagnant une courbe à l’arrière de sa tête), s’empêtre du mot « main » ; on lancerait « main » dans un mur et on la verrait rebondir, jetée loin de ce qu’elle devrait désigner et à quoi elle devrait être liée.
Si je devais décrire métaphoriquement la sensation que cela engendre, je dirais :
-quelqu’un qui ne marche pas droit
-un visage en pâte à modeler sur lequel on aurait tiré
-à moins que le rideau déchiré évoqué plus haut ne convienne un peu, lui aussi.