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Tu es comme une enfant, ici, belle comme une enfant, tu as la couleur d’une enfant. Les ailes… Et tu as un sourire qui me. Tu es comme une enfant qu’on aurait lâchée cinq secondes. On tourne le regard. On ne te récupère plus. Tu t’éparpilles dans tes cheveux. Oh ces rires de rose claire, ces fossettes ! Et le chandail de nuit posé sur tes épaules. Et dans la larme qui t’échappe, un reflet déformé des hommes. Les contours arrondis. Toutes lames rentrées. Fi des mesquineries.
Tu es comme une enfant quand on a tant besoin d’enfance.

L’attraper

Silencieuse, les gens de sa sorte sont aisés à cueillir. On entre par la porte de tous les jours, on a très peu à faire. S’asseoir, la regarder fondre, prendre possession par petites touches du désert en elle – désert de paroles, désert de forces, même d’un aplomb du regard qu’elle avait à l’adolescence, frisant la colère. On l’a sans la chercher, presque par hasard, en ne la voulant pas. Il y faut quelques mots, lesquels souvent s’ignorent être les bons. On l’obtient ainsi comme un lot de foire.

Crapaud

De son premier mariage, il reste à Verte un fils : Ernest-Crapaud – mais on l’appelle Crapaud. Le jeune homme ressemble à son père. Les yeux sont jaunes, le cou charnu, le sourire large et le caractère doux. Crapaud, dans son jeune âge, n’a pas posé problème. Il n’a pas tapé dans le ventre, il est né d’un seul trait, sans crier, sans perte de temps, la tignasse bien peignée, une sacoche sous le bras. Très tôt il a parlé le français châtié de son père, une langue tout en circonvolutions – nul n’a souvenir de son premier mot. Ses premiers pas n’ont étonné personne – on savait déjà que Crapaud pourrait. Il n’a jamais bavé, jamais bousculé, jamais rien cassé, il ne remuait pas sans l’ordre “Crapaud, bouge ! ”, il mangeait ses choux de Bruxelle avec bel appétit, il ne rapportait pas de punitions à faire signer, il ne tirait pas sur la queue du chat, il n’entrait pas dans les chahuts des enfants de son âge, on ne l’a même jamais vu loucher.

Verte habillait Crapaud au gré de ses caprices. Tant qu’elle le chérissait, il portait le noeud papillon. De cette époque, il reste des albums entiers sur un rayon de la bibliothèque : Crapouillaud, 3 mois, smoking bleu, blotti dans son berceauCrapinou, 4 ans, costard gris, lâcher de ballons à la kermesseCrapoulet, 7 ans, costume feutré, les vacances en Andalousie. Peut-être s’est-il produit un événement crucial dans cette Andalousie de la photo, un événement suffisamment grave pour mener à la rupture, car les albums suivants sont plus froids et l’on y sent une différence dans l’habillement. Crap’, 7 ans et demi, jogging sale, à genoux dans un bac à ordures. Crapaud, 13 ans, jean effiloché, sweat troué, photo sans légende.

Méchanceté d’une femme

Méchanceté de cette femme qui hurle à longueur de temps. La haine qu’elle dit, les mots qu’elle choisit comme des poignards ou des poisons, tout cela est à peine croyable. Méchanceté, devant l’enfant, de la grosse laide en jupe râpeuse, qui par-dessus les yeux ronds, noirs, tendus vers elle, ose encore vomir ses rudesses. Méchanceté sans concession. Méchanceté d’autant plus puissante qu’elle s’est rassemblée dans la gueule en un noyau compact qui tire puis pousse les mâchoires en leur communiquant des contractions de haine. Cette méchanceté couche et roussit les herbes à distance. Elle secoue les têtes des arbres et vient par le dedans briser leurs branches et pourrir le coeur de leurs troncs. Et cette femme qui est là, se tient debout au seuil d’un carré de sable qu’elle a tracé du bout d’un bâton, tombé depuis, elle a ses gros poings sur les hanches, elle crache son contenu dans des paires d’yeux ouverts pour elle, dans ce don total que l’enfant lui fait de son attention, elle ne veut rien aimer cette femme qu’on pourrait voir mourir sans s’apercevoir que ça meurt, elle ne veut qu’être là, debout comme un orage, elle ne veut qu’étouffer la terre dans des boules de couvertures noires – il y a des poules sauvages qui lui pondent sous la peau – et ses cris ne signifient rien.

Qui ?

lorsque tu reviendras
tu auras eu les lèvres
rouges et les ongles
à tous les vernis
l’âge aura grainé ta peau d’enfant, finies les joues de pomme et les sourires sans autres plis que tes fossettes
tu auras les cheveux changés : le vent d’ailleurs te les aura léchés, lavés, lissés, froissés, fraîchis ; ils ne sentiront plus tes six ans à l’Etang-Salé, ils auront oublié les tresses et ton nœud rose et ta fierté de ce nœud rose, qui les rendait les tiens sans échange possible
tu respireras dans un autre rythme, plus lent, ça ne fait aucun doute
la petite souris que tu es aura perdu ses dents, aura longuement couvé ton sourire de plus tard, d’adulte
tu auras cédé tes vieilles robes comme autant de pétales roses, de tous les roses imaginables,
tu inventais des roses que tu promenais sur les plages de sable noir et qui tournoyaient, les volants au-dessus des vagues – souviens-toi l’innocence avec laquelle en entrant dans l’eau tu les tuais, ces robes, tes grands yeux bleus ouverts ensuite sur les réprimandes méritées, puis les jours suivants, d’autres robes abîmées de sel et d’autres réprimandes toujours reçues avec l’air de les boire
tu auras donné tes vieilles danses mais à qui ? au vent du large, à qui les veut ! personne ? tu auras perdu l’oeil brillant qui se plantait au cœur de tout. Toi qui soulevais les étoffes – rideaux, robes, draps et voiles – et l’on te retrouvait toujours blottie dans les choses douces – toi la petite tendresse, et qui n’aimait pas lire mais qui le disait tendrement avant d’ajouter qu’on lirait, que pour me faire plaisir, avant d’ajouter les caresses et les airs malicieux, dis, toi, où te seras-tu mise lorsque tu reviendras ? Qui seras-tu alors ?