26 septembre 2021

Photo : août 2021

Chère Silencieuse,

Tu voudrais changer de prénom.
La loi l’autorise, mais d’une manière qui ne prend pas en compte le fond de la démarche. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un acte qui touche à l’être – les gens disent « à l’identité », mais quelque chose dans l’identité forcée vient dégrader l’être.

Changer de prénom est un geste d’existence qui suppose une série de questions : à quoi puis-je répondre ? par quoi je me sens concerné(e) ? quels mots me disent, me portent, me portraitisent, me miment ou me nuancent et lesquels me menacent ? Devant quels mots vais-je m’évanouir ? lesquels s’évanouissent en moi ? Quels mots font un bruit de cymbales plus fort que les bruits de la rue ? Comment doit-être le mot qui m’appelle pour que je te regarde sans colère quand tu le prononces ? Et pour que j’y réponde ? Et pour que dans le regard que je te rends, il y ait la place pour autre chose que la blessure d’avoir été appelée comme si je n’existais pas du tout, d’être imposée à moi ? quel mot ne me chiffonne pas dans un coin ? lequel ne me perd pas en route ? dans quel mot puis-je me supporter ?

Si tu pouvais changer de prénom, tu opterais pour : pas de prénom.

Mais la loi ne l’autorise pas. La loi ne plaisante pas avec la dénomination. Que tu sois malade dans ton prénom, c’est ton affaire, tu peux bien te tordre dedans, passer au travers, la loi ne tient pas compte de cet aspect des choses. Tu peux en vouloir à tes parents mais s’ils n’avaient pas été là, l’institution aurait pris le relais et tu aurais été nommée. C’est le rôle du tissu social pour intégrer les éléments qui feront maille en lui.

Il est obligatoire d’avoir un prénom, voilà tout.

Tu atterris sur Terre avec.

Sans nom, tu perds ta carte pour passer parmi les humains. C’est la première chose, le nom, qu’on demande partout. Et si tu n’en as pas, tu n’es même pas un animal parce qu’on les nomme aussi, même pas une plante, même pas une pierre.

7 septembre

_

C’est ce silence que je voudrais fixer : celui des nuits de septembre dans le quartier, en pleine semaine, quand on peut entendre le sommeil des gens. On l’entend en creux par vidage soudain des avenues – entre le fracas d’hier et le fracas de demain – on entend sa petite musique – sa larme noire – son absence au seuil d’être là. C’est un espace vide entre deux vacarmes, entre deux lumières, entre deux tableaux de ville brouillée. On niche dans l’intervalle. On est dans la virgule,

Les gens d’hier – 17/8/21

Je n’avais jamais vu cette ville vide. A quatre heures du matin, ses trottinettes et ses vélos sont endormis comme après une longue fête. On les a oubliés partout : contre les murs, au milieu des trottoirs et le long des grillages. Ils dorment du sommeil des hommes, pétrifiés debout dans le sommeil des hommes en attendant que la nuit prenne fin. Ils se souviennent qu’on avalait des rues en pédalant, qu’on passait des carrefours aux voies entrecroisées comme les griffes d’un grand fauve, qu’on les laissait tomber dans l’herbe – souvenir hallucinatoire qui les raidit et l’on dirait qu’ils sont sur le point de repartir mais que les humains manquent et avec les humains, une puissance ou un déclencheur. Tous les vélos tirent sur leurs chaînes en rêve. Cette nuit le parc est silencieux, les feux de la Yorkstraße changent de couleur pour rien, ça leur donne un air de vieux fous multicolores qui parlent au vent – et au son des roulettes de ma valise répercuté de rue en rue, une traînée de vélos jaloux fixe sur moi ses catadioptres.

*

Plus loin, à Mehringdamm, la lumière sent la viande grillée. Mais ceux qui attendent leurs kebabs ne sont pas vraiment là, ce sont des gens d’hier aux gestes fiévreux, mus par la fatigue et l’agitation, une gaîté déroutée pour porter leurs voix. Quand on se croise, ils ne peuvent pas me voir : pour eux, je suis celle de demain et comme cela n’a aucun sens, on se passe au travers, ils traversent même ma valise.

*

Dans la rame de métro nous ne sommes que deux, chacun à un bout, face à face et il y a cette bouteille de vin qui fait en roulant des allers-retours. J’ignore combien de temps nous passons à la regarder. Parfois, la bouteille cogne contre une barre métallique. Et l’autre passager posté à la sortie d’hier, et moi au seuil du jour suivant, nous entendons le même tintement, et je ne sais si nos yeux se croisent ou si nos regards ne se lèvent pas plutôt vers des sièges vides, chacun scrutant à travers l’autre, mais il me semble pourtant apercevoir quelqu’un.

C’est curieux ; il arrive qu’un fantôme comme ce type éméché apparaisse une fraction de seconde, le temps d’un tintement de bouteille vide contre une barre métallique ; puis l’image saute et c’est déjà trop tard, on l’a vu sans le voir, on ne saurait pas dire comment il était ni de quelle époque il venait. Seule certitude, il y a eu quelqu’un. Il y a eu l’éclair d’une présence immédiatement suivi du gouffre d’une question : et si cette absence monstrueuse n’était que le sillage de la présence, il y a longtemps, d’une chose – peut-être presque rien mais qui a clignoté une fois, une seconde et cette seule seconde aurait suffi à faire d’une vie entière le souvenir déchirant d’un bref point de lumière qui ne se rallumera pas ?

Photo : août 2020

28 juillet 2021

Photo : novembre 2019

___________________

L’inaffrontable serait :
– que l’ennemi ne soit pas nommé
– parce qu’il n’y a pas d’ennemi

L’humanité a cherché un interlocuteur extra-humain à interposer entre elle et la nature mais ne l’a pas trouvé, hors son propre reflet.

Dieu aurait été le médiateur rêvé entre l’humain et le monde ; de celui-là, Il aurait endossé la responsabilité et nous aurions pu Le traduire en justice. Mais Il n’y est pas. Et son absence entraîne nos morts plus profondément dans la mort. Il faut admettre désormais que nos morts sont tout à fait morts, endurants dans leur mort, qu’il n’y a pas de fantômes, pas de retour en arrière, pas une once de magie, qu’il n’y en a jamais eu et que les époques auxquelles on y croyait rêvaient les yeux ouverts. Partout, c’est l’injustice. Rien ne saurait la réparer. Personne ne l’a causée. Personne à engueuler. L’être humain reste seul face à un ordre-des-choses brut, muet, sans intention, qui n’a d’ordre que celui qu’il nous donne de disparaître les uns pour les autres, de mourir en étant bien sûrs de s’être rencontrés avant pour que le mot mourir double de force et signifie abandon, déchirure, arrachage, défaite de la mémoire, démantèlement du temps, extinction générale des feux.

La mort naturelle est un assassin. La mort par cancer, un dieu sans le courage du Verbe ; il arrive en rampant comme un infiltré et installe en secret son petit programme. Il vous prend à la gorge en douce et à distance, par simple nouage de la gorge au moment. C’est un fait sans faire, une absence agissante, un bourreau tout entier constitué de vide, insensible à l’horreur d’un paysage de lacs et de montagnes le jour de la disparition du plus proche de vos proches – un dieu qu’on crèverait bien comme un vieux pneu, mais illocalisable – haï comme seul peut l’être ce qui engendre la souffrance sans la connaître, ce qui éviscère le vivant non en frère de matière mais en antagoniste pur. Aux heures sombres ce sale type nous le délirons par besoin de fixer une source à l’injustice parce qu’on ne peut ou ne veut concevoir de destruction sans décision. L’univers qui s’étire sans fin et se déforme autour de nous a l’air d’un monstre, il faut que ce soit un monstre – que la colère tape quelque part – et c’est donc à lui que nous nous attaquons (nos dents claquent dans le vide), monstre-dieu au regard d’abysse, animal d’invention larvé en nous qui n’a jamais frôlé ni ce monde, ni l’autre.

15 juillet 2021

Photo : juillet 2021

La fête était si triste, on n’aurait pas dit une vraie fête. Malgré les lumières, la musique, les feux d’artifices, les gens qui faisaient du forcing pour que ce soit joyeux, ce n’était pas joyeux. Le jour n’avait pas pris la peine de se lever. Il tombait une pluie à pleurer. Mais même la pluie aurait été joyeuse si l’avions été – la pluie qui nous avait toujours emboité le pas dans la joie – et qui cette fois tombait, avec en elle quelque chose de plus lourd qu’elle. Et ce poids tombait entre nous. Il s’abattait sur nos épaules. Il infiltrait la vieille cabane où circulent nos pensées, faisait gondoler notre vocabulaire, traversait avec notre sang le battement de nos organes et les attirait vers le sol. Et notre simulacre alors – notre simulacre de fête, lampions et mensonges musicaux à la gueule sinistre des jours, notre simulacre ne trompa personne. Sans nous en rendre compte, nous avions tiré sur la fête un lourd rideau de pluie. Ce fut une période rectiligne – ou disons : recluse.