Il n’y a plus nulle part de maison de campagne. Dans un livre, tout au plus, on y consacre un simulacre de chapitre pour vaguement signaler que oui, c’est là qu’elle pourrait se tenir. Mais encore faut-il le trouver, ce livre ; et le dénicherait-on que l’on n’y croirait guère. C’est une légende d’un autre temps. Les marches sont tordues qui mènent à la porte ; un perron minuscule en demi-lune rieuse. Il y a beau temps qu’on a perdu les clefs alors on frappe dans les mains en chantant le refrain convenu, et quelqu’un de très lent se déplace au dedans (grincements de parquet) pour venir nous ouvrir. Il ne salue pas plus qu’il ne pose de questions, c’est à se demander si l’on existe ou s’il existe, si tout compte fait, on n’avait pas tout de même les clefs. Lorsqu’on entre, l’odeur de la maison et sa manière d’être fermée soulèvent un peu le cœur. Difficile d’expliquer. Il semble que les vieilles tapisseries, les meubles sombres, le bouquet sec et son reflet dans le miroir au tain teinté, viennent tout de go boucher chaque pore de peau libre ; qu’ils tombent en couverture indépêtrable autour de soi ; que l’atmosphère a triplé d’épaisseur, qu’au cœur de la maison pour peu que l’on avance, tout est plongé dans un air de coton : les couverts en argent, la pendule à coucou, les tiroirs aux poignées d’étain. Les gens, dans ces maisons, s’ils étouffent, ne se cognent pas. S’ils heurtent quelque chose, cela se ramollit sous eux. On peut plonger, tête la première, dans le mur qui sépare la cuisine du salon : il s’efface à notre passage si l’on est allé assez vite, sinon il ploie, recueille, caresse, repousse ; on rebondit alors et l’on va cogner dans la table au centre de la pièce, mais les coins ont perdus leurs coins et la table a perdu la table ; toute douleur possible est renvoyée aux calendes grecques. C’est à se demander si ces objets existent ou si l’on existe soi-même.
Un poste de radio grésille sur le rebord de la fenêtre. On ne comprend pas toujours les mots qu’il diffuse. Parfois c’est simplement qu’il n’y a pas d’émission, ou s’il y en a, qu’elles étaient trop frêles pour entreprendre un tel voyage : venir là, en train d’ondes jusqu’à la campagne, quand la gare est si loin qu’il faut encore marcher tout un long bout à pied : traverser la forêt du vieux Schneider et les hectares de prés de l’éleveur son voisin, puis les champs (par ici ça n’en finit plus) ; les champs les champs la porcherie les champs les champs. Les petites émissions ne sont pas de ces marcheuses-là. Alors elles abandonnent et la radio grésille pour faire semblant, et l’on ne sait plus si on l’entend ou non, tant le son semble venir d’ailleurs. Peu à peu, la rumeur du monde extérieur s’attache aux grésillements. Chants d’oiseaux, sons de voix, brise dans les feuillages, tout crépite et résonne, détonne en chuchotant : le chant des jardins tombe le masque. On en découvre le squelette, un assemblage de planches branlantes montées sur ressorts, avec ici et là des crampons, des mortaises, des clous, des ficelles qui ne relient rien. Il fait figure de gag. On hésite quant à savoir s’il est là, ou si l’on invente ce visuel à mesure que l’on croit l’entendre. Aussi, pour se rassurer sur soi, on palpe un peu son poignet, son visage, sa porte, on se tire sur les volets, on se pince la chaise, mais rien : on ne sent rien. C’est à se demander si ces choses sont soi, ou l’inverse, ou si rien n’est rien, ou que veut dire ce demi-tout.
Il n’y a plus nulle part de maison de campagne. Y en a-t-il jamais eu ? Dès qu’on en cherche dans le monde : les cartes haussent les épaules, les guides et géographes prétendent n’en rien savoir, les bergers font la sourde oreille, le fou rire gagne les vagabonds, et même les champs se marrent. Si on les cherche en l’homme comme on y trouve ses défaillances éthico-génético-chimico-mécaniques : les irm déclarent forfait, de même que : les échographies, les radiologies, les analyses sanguines, les séquençages d’adn, les relevés d’empreintes digitales et les plus poussifs des interrogatoires.
Ces maisons-là restent invisibles. On n’y croit pas souvent. Les gens qui les connaissent parlent depuis un autre temps. Ils ont d’ailleurs la gestuelle marquée par un rythme démodé. Il bougent dans un langage muet que l’on savait avant et dont on a perdu les rudiments innés. Ils sont un peu coincés là-bas, ou nous ici, ou quelques fois, ils vivent entre les deux, dans une inconfortable demi-mesure : leur oeil droit nous regarde, le second est dans la maison et ils doivent composer ainsi, toujours, incarner le morcellement.