Maison vide

La maison n’est pas belle, sans toi.  La lumière est ébouriffée, mal maquillée, elle a perdu sa chaussure gauche et ses collants sont tout filés. L’oxygène brûle comme de l’acide.

Et je me tiens debout dans ce tableau géant, encombrée de moi-même et de mes sensations.
Ce qui se passe ici ne veut être su que de toi.
Musique de rue, voyages promis, arrachement partiel de la paroi d’un corps, tout cela vient finir en moi comme dans un réservoir de transition. Je ne suis qu’un sentier vers toi. Je gonfle sous la pression des événements de vie qui transitent en pure perte en moi. Ils s’habillent de ma voix – ma voix intérieure. Toutes choses me traversent à l’encre de cette voix. C’est une voix que je peux choisir de forcer et d’entendre en articulant mentalement la sonorité de chaque mot, ou de diluer dans un vrac d’appréhensions informulées. Mais je ne sais pas la changer.

Je ne sais pas changer la voix de mes pensées. Je ne sais pas changer la tapisserie du couloir. Je ne sais pas coiffer la lumière. Je ne sais pas dormir longtemps. La léthargie me prend, me tient deux jours entiers. Deux jours entiers les yeux ouverts sur le plafond. Trois jours. Je me relève entre deux fièvres, je pleure je mange de l’eau je dors. Le temps est long. Usant. La chambre a perdu ses bijoux et je veux ta voix dans ma tête. 

Retour

Rentrer « chez soi ».
Avoir des gestes de là-bas dans la maison d’ici.
Se heurter à tous les détails : trouver les lavabos trop bas, les clenches trop hautes, la porte du lave-vaisselle d’une légèreté déconcertante, l’eau épaisse, calcaire, sablonneuse, les fenêtres tirées en longueur comme des cernes de clown triste, les couloirs resserrés, les murs imperceptiblement décalés – assez toutefois pour s’y cogner plusieurs fois en mettant au compte de la fatigue ces réflexes déréglés.

Laissé à la mémoire, le plan de la maison s’est tout permis. Il a ramolli comme de la cire chaude, il a inséré des blagues aux coins des chambres et au plafond, s’est éloigné du plan patron tel un navire à la dérive. Où serait-il rendu si je l’avais laissé courir ? Quels courants l’auraient emporté ? Quelle forme aurait-il prise encore ? Quel souvenir de la maison me serait resté dans dix ans ? Peut-être une image heurtée de partout, abreuvée d’autres lieux et de nouvelles lumières, délestée de la sensation d’étouffement (d’enfermement) qui a griffé ces murs pendant cinq longues années.

La maison de campagne

Il n’y a plus nulle part de maison de campagne. Dans un livre, tout au plus, on y consacre un simulacre de chapitre pour vaguement signaler que oui, c’est là qu’elle pourrait se tenir. Mais encore faut-il le trouver, ce livre ; et le dénicherait-on que l’on n’y croirait guère. C’est une légende d’un autre temps. Les marches sont tordues qui mènent à la porte ; un perron minuscule en demi-lune rieuse. Il y a beau temps qu’on a perdu les clefs alors on frappe dans les mains en chantant le refrain convenu, et quelqu’un de très lent se déplace au dedans (grincements de parquet) pour venir nous ouvrir. Il ne salue pas plus qu’il ne pose de questions, c’est à se demander si l’on existe ou s’il existe, si tout compte fait, on n’avait pas tout de même les clefs. Lorsqu’on entre, l’odeur de la maison et sa manière d’être fermée soulèvent un peu le cœur. Difficile d’expliquer. Il semble que les vieilles tapisseries, les meubles sombres, le bouquet sec et son reflet dans le miroir au tain teinté, viennent tout de go boucher chaque pore de peau libre ; qu’ils tombent en couverture indépêtrable autour de soi ; que l’atmosphère a triplé d’épaisseur, qu’au cœur de la maison pour peu que l’on avance, tout est plongé dans un air de coton : les couverts en argent, la pendule à coucou, les tiroirs aux poignées d’étain. Les gens, dans ces maisons, s’ils étouffent, ne se cognent pas. S’ils heurtent quelque chose, cela se ramollit sous eux. On peut plonger, tête la première, dans le mur qui sépare la cuisine du salon : il s’efface à notre passage si l’on est allé assez vite, sinon il ploie, recueille, caresse, repousse ; on rebondit alors et l’on va cogner dans la table au centre de la pièce, mais les coins ont perdus leurs coins et la table a perdu la table ; toute douleur possible est renvoyée aux calendes grecques. C’est à se demander si ces objets existent ou si l’on existe soi-même.
Un poste de radio grésille sur le rebord de la fenêtre. On ne comprend pas toujours les mots qu’il diffuse. Parfois c’est simplement qu’il n’y a pas d’émission, ou s’il y en a, qu’elles étaient trop frêles pour entreprendre un tel voyage : venir là, en train d’ondes jusqu’à la campagne, quand la gare est si loin qu’il faut encore marcher tout un long bout à pied : traverser la forêt du vieux Schneider et les hectares de prés de l’éleveur son voisin, puis les champs (par ici ça n’en finit plus) ; les champs les champs la porcherie les champs les champs. Les petites émissions ne sont pas de ces marcheuses-là. Alors elles abandonnent et la radio grésille pour faire semblant, et l’on ne sait plus si on l’entend ou non, tant le son semble venir d’ailleurs. Peu à peu, la rumeur du monde extérieur s’attache aux grésillements. Chants d’oiseaux, sons de voix, brise dans les feuillages, tout crépite et résonne, détonne en chuchotant : le chant des jardins tombe le masque. On en découvre le squelette, un assemblage de planches branlantes montées sur ressorts, avec ici et là des crampons, des mortaises, des clous, des ficelles qui ne relient rien. Il fait figure de gag. On hésite quant à savoir s’il est là, ou si l’on invente ce visuel à mesure que l’on croit l’entendre. Aussi, pour se rassurer sur soi, on palpe un peu son poignet, son visage, sa porte, on se tire sur les volets, on se pince la chaise, mais rien : on ne sent rien. C’est à se demander si ces choses sont soi, ou l’inverse, ou si rien n’est rien, ou que veut dire ce demi-tout.

Il n’y a plus nulle part de maison de campagne. Y en a-t-il jamais eu ? Dès qu’on en cherche dans le monde : les cartes haussent les épaules, les guides et géographes prétendent n’en rien savoir, les bergers font la sourde oreille, le fou rire gagne les vagabonds, et même les champs se marrent. Si on les cherche en l’homme comme on y trouve ses défaillances éthico-génético-chimico-mécaniques : les irm déclarent forfait, de même que : les échographies, les radiologies, les analyses sanguines, les séquençages d’adn, les relevés d’empreintes digitales et les plus poussifs des interrogatoires.
Ces maisons-là restent invisibles. On n’y croit pas souvent. Les gens qui les connaissent parlent depuis un autre temps. Ils ont d’ailleurs la gestuelle marquée par un rythme démodé. Il bougent dans un langage muet que l’on savait avant et dont on a perdu les rudiments innés. Ils sont un peu coincés là-bas, ou nous ici, ou quelques fois, ils vivent entre les deux, dans une inconfortable demi-mesure : leur oeil droit nous regarde, le second est dans la maison et ils doivent composer ainsi, toujours, incarner le morcellement.

Une île – août 2011

Des quelques îles bretonnes visitées durant mon enfance, je garde un souvenir de lumière délicate et filtrée. Comme si les plus dorés soleils n’avaient jamais fait qu’effleurer ces terres à travers un voile de vapeur.

Mais il y a une autre île tout en moi qui éclate. Ce n’est plus mon enfance, c’est un rêve dont je me réveille, ébahie, à chaque retour en Moselle. L’image d’une pluie lumineuse, intense, au galop sans foulées. Quelque chose qui file fluide, incessant, qui lessive les fatigues de vivre et interdit la mort.

D’ici je revois Le Brûlé comme on se rappelle un long songe. Les virages en épingle aigüe, nous en comptions quarante. Ils nous portaient dans les hauts de Saint Denis, petite ville blanche, premier sourire de l’île aux avions qui s’approchent et découvrent les toits ivoires constellant la côte. Au-dessus de Saint Denis, c’était il y a longtemps, sept ans, petit chemin tout à coup très terreux. Nous nous éclipsions de la route en lacets et la voiture tanguait, descendait vivement, remontait, balançait, hoquetait, abordait des vagues de terre avec une vaillance d’irréductible barque que baffent les vents, avant de nous hisser, enfin, à pleine puissance à cause de la forte montée, devant la porte du garage.
Nous étions arrivés.
Et la maison, dans ce jardin sans barrières ni voisins où les goyaviers poussaient en ligne au bord du vide, la maison semblait avoir été tissée au fond d’une trame d’imaginaire. Il fallait la toucher pour s’assurer de sa présence. Y pénétrer, ouvrir et fermer plusieurs fois les portes volets et fenêtres, sentir le carrelage chuchoter froid contre les plantes des pieds. Buter dans l’escalier aux marches inégales. Se retenir à la rampe boisée. Sentir l’odeur d’osier des meubles de terrasse et s’y blottir les yeux dans leurs couleurs de miel en tresses.
Mais il suffisait de ressortir de la maison pour douter à nouveau de son existence.
Dehors, l’herbe débordait de lumière. L’air dégoulinait de soleil, en submergeait les fleurs, saturait leurs couleurs et faisait hurler à l’azur toutes les sensations de vide, d’espace et de douleur dont un ciel fut jamais capable.
Le jardin, la maison, la pente, la chaîne de montagnes en face de la nôtre, l’inlassable sillon qui courait entre elles deux et dont la profondeur faisait parfois un lit pour les nuages de brume. Puis le banc tourné vers le vide. Au loin, là-bas, entre sommets, se creusait comme un V le corsage de l’île. On n’y voyait qu’un océan sans horizon se fondre dans le ciel. A cette époque de l’année et à cette altitude, le temps était rarement si clair qu’en méditerranée, où les profondeurs marines tranchent sur l’azur comme une lame. Ici, les nuages portés par les alizés vers midi adoucissaient les bleus célestes et marins, les unissant dans la blancheur pastelle de l’eau vaporisée. J’ai vécu là quelques semaines, deux fois. J’y dormais dans une petite chambre obscure au rez-de-chaussée. Elle donnait sur le garage. C’était drôle d’avoir un garage sur cette planète à lumières. Mais j’aimais aussi ce lieu sombre, un peu comme dans un monde obscur on aime une étincelle, pour le contraste, le refuge visuel et l’autrement qu’elle offre.
Au matin, une lueur douce venait se perdre dans mes draps. C’est qu’on avait ouvert la porte du garage. Et je me levais, je sortais ; sitôt dehors, mes yeux pleuraient d’éblouissement. Ca a toujours été un jeu pour moi, ce temps d’accoutumance des yeux : ces brouillards étranges que l’on voit parfois au matin couvrir tout ce que l’on regarde ; ces couteaux blancs des éclairages trop vifs ; les formes que prend l’aveuglement quand le monde est trop plein et le corps encore mou.

Il faut se ménager, parfois, une plage d’en-nuit pour peindre les maisons qui dorment

Le froid. Le vent contre les portes et la maison qui tremble. Et la maison c’est moi. J’ai froid de tout ce vide. J’ai froid d’être en hiver et d’être privée d’âtre. Froid des absences de l’hôte qui s’ennuie dans mes murs, qui s’ébat loin de moi. Froid d’être ici toujours à traîner mon attente. Froid d’espérer, froid dans la cheminée silence qui ne crépite jamais de rien, froid sous mes plafonds qui s’effondrent, dans mon lit de poussière de gel et d’araignées. J’ai froid du crépuscule où l’on m’a verrouillée. Et depuis, mes saisons ont figé leur lent défilé. Je ne suis plus qu’hiver, hiver. Ma vie sonne un goût d’abandon. Mes bois craquent en rythmes humides, des cric, des crac, des tics, des tacs, c’est ma façon d’être une pendule, de vieillir, de courir le temps. De m’ennuyer. D’être une maison en salle d’attente.