Une île – août 2011

Des quelques îles bretonnes visitées durant mon enfance, je garde un souvenir de lumière délicate et filtrée. Comme si les plus dorés soleils n’avaient jamais fait qu’effleurer ces terres à travers un voile de vapeur.

Mais il y a une autre île tout en moi qui éclate. Ce n’est plus mon enfance, c’est un rêve dont je me réveille, ébahie, à chaque retour en Moselle. L’image d’une pluie lumineuse, intense, au galop sans foulées. Quelque chose qui file fluide, incessant, qui lessive les fatigues de vivre et interdit la mort.

D’ici je revois Le Brûlé comme on se rappelle un long songe. Les virages en épingle aigüe, nous en comptions quarante. Ils nous portaient dans les hauts de Saint Denis, petite ville blanche, premier sourire de l’île aux avions qui s’approchent et découvrent les toits ivoires constellant la côte. Au-dessus de Saint Denis, c’était il y a longtemps, sept ans, petit chemin tout à coup très terreux. Nous nous éclipsions de la route en lacets et la voiture tanguait, descendait vivement, remontait, balançait, hoquetait, abordait des vagues de terre avec une vaillance d’irréductible barque que baffent les vents, avant de nous hisser, enfin, à pleine puissance à cause de la forte montée, devant la porte du garage.
Nous étions arrivés.
Et la maison, dans ce jardin sans barrières ni voisins où les goyaviers poussaient en ligne au bord du vide, la maison semblait avoir été tissée au fond d’une trame d’imaginaire. Il fallait la toucher pour s’assurer de sa présence. Y pénétrer, ouvrir et fermer plusieurs fois les portes volets et fenêtres, sentir le carrelage chuchoter froid contre les plantes des pieds. Buter dans l’escalier aux marches inégales. Se retenir à la rampe boisée. Sentir l’odeur d’osier des meubles de terrasse et s’y blottir les yeux dans leurs couleurs de miel en tresses.
Mais il suffisait de ressortir de la maison pour douter à nouveau de son existence.
Dehors, l’herbe débordait de lumière. L’air dégoulinait de soleil, en submergeait les fleurs, saturait leurs couleurs et faisait hurler à l’azur toutes les sensations de vide, d’espace et de douleur dont un ciel fut jamais capable.
Le jardin, la maison, la pente, la chaîne de montagnes en face de la nôtre, l’inlassable sillon qui courait entre elles deux et dont la profondeur faisait parfois un lit pour les nuages de brume. Puis le banc tourné vers le vide. Au loin, là-bas, entre sommets, se creusait comme un V le corsage de l’île. On n’y voyait qu’un océan sans horizon se fondre dans le ciel. A cette époque de l’année et à cette altitude, le temps était rarement si clair qu’en méditerranée, où les profondeurs marines tranchent sur l’azur comme une lame. Ici, les nuages portés par les alizés vers midi adoucissaient les bleus célestes et marins, les unissant dans la blancheur pastelle de l’eau vaporisée. J’ai vécu là quelques semaines, deux fois. J’y dormais dans une petite chambre obscure au rez-de-chaussée. Elle donnait sur le garage. C’était drôle d’avoir un garage sur cette planète à lumières. Mais j’aimais aussi ce lieu sombre, un peu comme dans un monde obscur on aime une étincelle, pour le contraste, le refuge visuel et l’autrement qu’elle offre.
Au matin, une lueur douce venait se perdre dans mes draps. C’est qu’on avait ouvert la porte du garage. Et je me levais, je sortais ; sitôt dehors, mes yeux pleuraient d’éblouissement. Ca a toujours été un jeu pour moi, ce temps d’accoutumance des yeux : ces brouillards étranges que l’on voit parfois au matin couvrir tout ce que l’on regarde ; ces couteaux blancs des éclairages trop vifs ; les formes que prend l’aveuglement quand le monde est trop plein et le corps encore mou.