-Ainsi donc, tu vas t’emparer d’Enfance, livre aimé entre tous, le clouer sur la table, disséquer ce qu’il t’a fait, le critiquer… Tu vas oser ! N’as-tu pas peur de l’abîmer ?
-Pas vraiment. Je vais l’affronter, c’est vrai, mais il ne lui arrivera rien. Personne ne le saura si ma maladresse y laisse une éraflure : ce livre a déjà bien grandi. Il est solide, tu sais.
-Il ne sait pas vieillir. C’est un portrait de l’innocence qui survit à l’enfance. Je me demande comment tu vas l’aborder.
-Je me posais la même question, et c’est toi qui me tires de mon embarras. Tu crois qu’il ne sait pas vieillir ? Moi pas. Il s’agit au contraire d’un livre tout entier capté par le cheminement du vieillir.
-Que veux-tu dire ?
-Qu’il envoie des ponts vers l’enfance. Rien d’autre. Nathalie Sarraute avait quatre-vingt trois ans lorsque ce livre a paru. Il y avait alors beau temps que le Paris, le Moscou et l’Ivanovo de sa jeunesse s’étaient vus avaler par la roue des ans. Enfance est ce témoignage. Il n’a pas été chercher sa matière dans l’enfance, pas plus que l’enfance ne s’est ébrouée un beau jour en laissant tomber d’elle des miettes, des pelures, des restes d’avant. Tout ce que tu lis-là est un puzzle d’adulte et marque le vieillissement.
-Pourtant, ce titre… Enfance…
-Un titre, justement. Un nom d’image. Le pur Enfance n’a pas été écrit, Sarraute n’en n’est pas dupe.
-Qu’est-ce qui empêche ce livre d’être vraiment l’enfance ?
-Un jeu de postures, il me semble. Dès l’incipit, c’est là, posé : elle va jouer à faire l’enfant, à être corrigée… Elle, c’est-à-dire la narratrice. Elle va raconter son histoire, par bribes, un lambeau de vie après l’autre, et tout au long du livre on sentira la présence d’une autre instance légèrement en retrait, sourire en coin, un tantinet moqueuse. C’est la seconde voix du dialogue. Sarraute, en écrivant Enfance, joue à se surveiller. Qui d’autre surveille-t-on, d’ailleurs, que les enfants ?
-Alors tu penses qu’elle sépare en elle la grande et la petite, la mesure et l’exubérance, l’innocence et l’esprit critique ?
-Pas pour de bon, bien sûr. Il s’agit d’un jeu d’écriture, d’une tentative, si tu préfères. La narratrice tend vers l’enfance comme une limite mathématique, mais elle a déjà tant mûri qu’il lui est impossible de se défaire de son regard d’adulte. Il veille à la vraisemblance et à la justesse. Pas de place dans ce livre pour les caprices, pour l’invention, pour les enfantillages, du moins croit-on…
-J’ai entendu dire que la voix sage de ce dialogue, et aussi, quelquefois, une remarque sur tel souvenir qui manque de netteté ou sur tel autre dont on ne connaît pas la suite, j’ai entendu dire que tout cela n’était que stratagèmes d’auteur pour avoir l’air sincère. Tout de suite, ça me rebute. Qu’est-ce que tu en penses, toi ? Sarraute nous manipulerait ?
-La question ne se pose pas en ces termes. On ne peut pas aimer ce livre pour des vérités factuelles qu’il nous aurait enseignées. D’ailleurs, qui de sensé s’intéresserait davantage à l’enfance de Nathalie Sarraute ou n’importe qui d’autre qu’à la sienne propre ? Voilà plutôt ce qui est en jeu du point de vue de l’écrivain : comment esquisser ce que je possède de plus singulier, de façon à ce que chacun s’y reconnaisse un peu. Et dans le même temps : comment parler d’une période de la vie commune à tous, tout en la rendant étrangère aux yeux de ceux-là mêmes qui l’ont vécue. Le récit d’Enfance, d’un bout à l’autre, ménage ce fossé entre l’intime et l’étranger.
-Tu me perds un peu. Tout à l’heure, tu affirmais qu’Enfance est surtout un livre du vieillissement.
-Et là encore, je ne dis pas autre chose. Vieillir tient du divorce entre soi et soi-même : l’enfant sur la photo qu’on ne reconnaît pas, les souvenirs qui fuient parfois plus que des rêves, et la certitude pourtant d’avoir habité ce qui désormais s’échappe. On trouve tout cela dans ce livre – sauf l’épisode de la photo, d’accord. La photo n’était qu’une illustration de mon propos.
-Bon. Mais qui est Sarraute, dans l’histoire ?
-On la distingue mal, c’est vrai. Il est tentant de penser « la narratrice, c’est elle », mais le contexte du livre dément puissamment cela. Une chose est sûre, elle n’est pas Natacha, l’enfant autour duquel tout tourne, et par conséquent elle ne peut pas non plus être celle qui dit « je » en racontant l’enfant. Ici, c’est important de le noter, Sarraute étouffe un mythe tenace : celui de l’identité entre le narrateur et l’auteur d’une autobiographie. Là encore une distance se crée. Pour sûr, Sarraute n’est pas de ceux qui ont « la prétention d’être les auteurs de leurs œuvres ».
-Tes grands airs quand tu cites Rimbaud, ce n’est pas vraiment nécessaire… Par contre, Natacha m’intéresse. Si elle n’est pas Sarraute, qui est-ce ?
-Un enfant construit, raconté. Il naît au moment de l’écriture, et pourtant à une distance vertigineuse du temps de la narration. Sitôt créé, nommé, on l’aperçoit déjà à peine. C’est le coup de maître de Sarraute : placer Natacha si loin d’elle, hors de portée dans un double lointain, et malgré cela faire sentir que plus que d’un enfant, il est ici question d’une vibration, d’un rapport d’ambiances d’autrefois, d’un état des lieux intérieurs.
-Ce livre doit être un tour de maître…
-On n’y oublie jamais le temps qui a passé. Tout est là pour le rappeler. Chaque chose est à sa place. Souvent, la narratrice formule une interprétation des phrases marquantes dont elle se souvient, mais cette interprétation-là est nettement détachée du temps du souvenir. On s’en aperçoit parce que la seconde voix intervient pour rappeler la narratrice à l’ordre, ou parce que brutalement l’analyse s’éteint, cesse… Comme si quelque chose en Sarraute lui faisait les gros yeux. Elle se recroqueville. Il faut jouer jusqu’au bout le jeu de laisser l’enfance à l’enfance. C’est admirable de voir comment Sarraute y parvient. Elle ne cache à personne ses réflexes d’analyse, sa tentation de visiter l’histoire jusque dans ses dernières conséquences – et c’est une tentation de grandes personnes. Tout cela, elle l’avoue au lecteur, exactement comme lorsqu’enfant, elle ne pouvait garder pour elle les « idées » douloureuses qui la traversaient à propos de sa mère. Ce fait d’être adulte aujourd’hui dans un récit d’enfance, elle nous le montre comme une plaie. Comme on a tous un peu la même, elle sait bien que personne ne le lui reprochera.
-Pour sûr. De ce que tu me dis, je retiens pour ce livre l’idée de la distance, d’une sorte de séparation, de…
-… l’exil ? C’est ça, en quelque sorte. Tiens, écoute ce qu’écrit Sarraute – tu le trouveras aux pages 130-131 de l’édition Folio :
« « Ce n’est pas ta maison »… On a peine à le croire, et pourtant c’est ce qu’un jour Véra m’a dit. Quand je lui ai demandé si nous allions bientôt rentrer à la maison, elle m’a dit : « Ce n’est pas ta maison. » (…)
« Il faudrait pour retrouver ce qui a pu faire surgir d’elle ces paroles réentendre au moins leur intonation… sentir passer sur soi les fluides qu’elle dégage… Mais rien n’en n’est resté. Il est probable qu’elles ont par leur puissance tout écrasé… même sur le moment rien en elles, rien autour d’elles d’invisible, rien à découvrir, à examiner… je les ai reçues closes de toutes parts, toutes nettes et nues.
Elles sont tombées en moi de tout leur poids et elles ont une fois pour toutes empêché qu’ « à la maison » ne monte, ne se forme en moi… Jamais plus d’ « à la maison », tant que j’ai vécu là, même quand il fut certain que hors de cette maison il ne pouvait y en avoir pour moi aucune autre. »
-C’est fou, même un peu triste. On n’est plus chez soi dans sa propre enfance.