Cette année-là, un grand désœuvrement faisait arriver l’écriture. Pour la première fois, il ne s’agissait plus d’un jeu de communication, d’un appel au secours ou d’un exercice imposé : l’écrit faisait réponse à du lu et du ressenti, mais sans autre but qu’un retour, disons, par l’extérieur, sur ce lu et ce ressenti. Je veux dire, c’était tordre un peu les choses. En transformer parfois des pans entiers. C’était couper les liens logiques, estomper les visages, brouiller les noms, ne garder des situations que le centre émotionnel. Pourtant, ce n’était pas mentir. Un décalque exact du monde tel qu’il m’arrivait par les sens, aurait été mensonge. Il aurait amorti l’intensité. Je rêvais au contraire d’un écrit réveillé. Je m’interdisais d’écrire le nom des objets (lampe, lit, chaise) parce que je ne me reconnaissais en rien de ce qui m’était ainsi familier. Je croyais au quotidien loufoque des inconnus. Ils auraient eu une façon de vivre et de parler en tous points opposés à la mienne. Une traînée d’inconcevable derrière eux ; sur ce point, toutes mes rencontres ou presque eurent quelque chose de décevant (les gens s’éclairaient à la lampe, ils dormaient dans des lits, on avait le même dentifrice…). Je ne voulais pas que l’écriture soit décevante comme ça. En écriture, on n’aurait jamais reconnu chez quelqu’un d’autre la même chaise qu’à la maison. On ne se serait trouvé aucun point commun dans le monde physique. On n’assisterait pas aux mêmes spectacles, on ne mangerait pas les mêmes plats, on parlerait la langue que l’on écrit, sans les cordialités d’usage – on se reconnaîtrait profondément, ou l’on se passerait à côté.