14 juin 2022

On me vole la possibilité de regarder par la fenêtre, quelle que soit la façon, on me la vole par une angoisse dont la société dépose un morceau dans ma gorge chaque jour mais qui n’est pas la mienne, l’angoisse de mal faire, de ne pas pouvoir payer, de ne pas être à l’heure, de ne pas être dans le ton ; et si je suis dans le ton, les jours où je maîtrise par miracle un peu de cette angoisse, la possibilité de regarder par la fenêtre reste volée, on me la vole par sursaturation du temps, on me la vole et les saisons passent à côté de mon agitation sans que je ne sache rien de leur lumière. Comment était-ce quand ça durait ? quand une saison nous arrivait, s’imprimait sur nos yeux, quand on la respirait quand on marchait dedans comment c’était ? quand on avait le temps de contempler la grâce des chats sur les immeubles et d’avoir envie de la peindre ? comment c’était quand il neigeait et qu’on y était ? comment c’est d’être avec le temps au lieu de se laisser écraser tout au fond comme dans un vieux train ? la semaine roule trop vite pour le paysage, trop vite pour les odeurs, trop vite pour comprendre qu’il y a eu des fleurs, elle file entre les bras d’un rail tendu devant nous comme un piège, et comment l’éviter ? Où trouver des saisons ? Comment les retrouver sans se jeter par la fenêtre ?

8 mai 2022

tu courais seule dans l’herbe tu
te courbais sur des points de fascination :
le soyeux d’une chevelure
l’épaisseur d’une patte de lion
l’acéré d’un croc
tu tombais de la même falaise imaginaire sans te lasser
personne ne le savait
on te voyait simplement courir seule regarder le sol seule t’accrocher seule au rebord d’un muret et l’on se demandait pourquoi tu n’allais pas jouer avec les autres enfants

*

tes récits quittaient trop la terre ils duraient trop longtemps
pour les adultes qui n’avaient pas envie d’entendre une histoire sans logique
de rencontrer des êtres sans visages
d’intégrer ton espace sans lieu

*

de quelle région brouillardeuse reviens-tu 
quel estompement des couleurs en toi – quelle nuit – quel ciel de lait ?
les rues étaient en passe de disparaître et tu marchais dans leur buée
à chaque pas plus seule
à chaque pas cependant plus proche d’une voix en toi
celle qui parfois doit prendre le relais sans quoi
même en serrant les dents même en crispant les poings
tu vacilles tu
décroches les cadres du mur et tu les
casses à la rambarde.

Photos : novembre 2021

24 avril 2022

ici c’est un journal un brouillon une chambre d’échos un lieu réservé aux tentatives de se défaire du soi social lieu sans lieu plateforme sur le vide plafond effondré c’est la lumière à l’heure où elle rase la terre quand l’ombre de toute chose est immense juste avant la nuit rendez-vous pris avec une ficelle de mots radeau bricolé pour la pensée quand elle en a marre de se contorsionner pour être comprise et que tout ce qui la liait à la terre éclate, ses articulations éclatent son cadran éclate et la pensée nage vers le centre d’un océan d’encre dans la nuit d’encre alors c’est là – qu’on est perdue – qu’on se demande – qu’on appelle – que ça répond pas – qu’on tient ce fil fragile dont on ne connait ni la provenance ni la destination mais si on ne l’attrape pas il n’aura jamais existé – on tient – un fil sans importance – qui vous fond dans la main qui se dissipe en emportant vos genoux qui se mélange à vos paupières qui se découd qui passe – la course au loin d’un animal tirée comme un trait dans les bois

3 mars 2022

Photo : 13 fév. 2021

Dans la campagne d’Andrzej Stasiuk, ils réparent une voiture ou attendent l’autocar. Le temps s’écoule d’une manière que l’on ne connaît pas ici. On soigne là-bas les objets que l’on remplacerait si facilement chez nous ; on se tient à l’affût des nouvelles même les plus infimes du monde, des annonces, des bulletins, des indices de n’importe quoi inscrits au détour des rues, alors qu’ici le flux des informations nous empêche de dormir et ceux qui n’ont pas su trier attrapent un nœud en travers de la gorge, deviennent ce nœud et s’y étouffent.

6 février

L’idée de l’être n’est pas solide en moi. Quand je me réveille au milieu de la nuit, je me sens revenir d’une région proche du néant. Puisqu’il n’y avait pas de rêves dans mon sommeil il n’y avait pas de temps. Qu’est-ce que c’était si ce n’était pas du temps ? et si c’était un autre temps dont on n’aurait pas la mémoire ? Et de combien cet autre temps est-il proche de la vie ? Et de combien proche de la mort ? Au réveil je ne pense qu’à ce mur : un mur de briques rouges au fond d’une impasse. C’est la destination ; le dernier sommeil qu’on s’en va manger. Derrière le mur, personne.

*

Une hypothèse au moins persiste – que la mort soit en forme de T, une hypothèse comme ça, qu’on porte en soi le mur de briques et rien après.

*

Pourquoi ça s’arrête par moments ? Par endroits ça s’arrête. Le vent tombe, la nuit tombe, par endroits les gens sont couchés et sourds sans appeler, sans se souvenir qu’ils se sont connus, sans penser ; et personne après.