L’odeur de pisse a survécu. Je l’ai surprise planer au coin de l’imposante bâtisse qui a longtemps servi de Poste. Beau coin pour une odeur de pisse. Je me souviendrai toujours de sa première apparition officielle dans un lieu public. En banlieue parisienne, elle rôdait dans la cage d’escaliers mal éclairée du docteur A. On était passées vite, avec maman, mais l’odeur nous avait suivies. Je l’avais rapportée à la maison : partout, ça sentait ça, mais il n’y avait que moi pour le sentir. Maman disait : l’odeur est restée dans ton nez. Après cet épisode, je développai une légère appréhension des odeurs de pisse. Lorsque je quittais des lieux qui puaient, elles m’enveloppaient la tête et me suivaient. Je détenais l’exclusivité de cette suite maudite. D’abord, je m’en plaignis, puis je grandis et j’en parlai de moins en moins – je ne me levais plus des bancs en geignant « on s’en va, ces fleurs puent la pisse », j’entrais chez les gens calmement avec le fantôme de l’odeur et je gardais mes réflexions pour moi, sachant désormais de mieux en mieux distinguer les odeurs réelles de leurs longs sillages dans mon être.
L’odeur de pisse on n’y tient guère. Pourtant c’est elle qui traverse les âges. Regarde, j’ai trente ans et elle n’a pas une ride. Elle se prélasse à l’ombre sur la plus jolie place du quartier Impérial. Elle parfume les pierres d’angle, l’ombre de la gare, l’infusion détox qu’on sirote au Fox… Non, vraiment, je n’y tenais pas mais elle est là, elle est presque la seule à rester si longtemps. Le soleil a changé, et la voix de ma mère, et la couleur des phares jadis jaune, hier blanche, aujourd’hui quelquefois violette. Et que ne perd-on pas que l’on préfère à cette odeur de pisse ?
Pour qu’elle me suive ainsi, je me demande parfois si je ne suis pas un peu son ombre, son maître ou son reflet.