bout de course

A cette heure je laisse le soir éblouissant enjamber la chambre où je lis

à droite la porte est entrouverte, tout le couloir illuminé doré, doré qu’on s’y noierait

la lumière évite soigneusement ma chambre

elle contourne la pièce en suivant le dessin d’équerre du couloir

quand ça se brise à gauche, son flux casse en coude sec

tout ce courant frôle par l’extérieur la paroi de la chambre, et au bout, dans le mur, plonge par la fenêtre

on le retrouve ensuite en bout de course, écrasé sur l’immeuble à l’est

puis le déclin du soir

ce déclin je m’en rends d’abord compte par l’extinction de la façade

ou par progressivement cette température visuelle qui s’essouffle dans le couloir

ça n’a plus le courage d’être le bain doré

il y a comme un ternissement

un épuisement plénier

pourtant, je n’en viens que plus tard à nommer l’assombrissement, longtemps après avoir ressenti la première gêne à lire, alors même que les pages sont déjà inclinées vers la fenêtre et que je suis penchée dessus

l’éclairage électrique s’est allumé à mon insu

fraîcheur bruissante, bleue sombre

j’émerge de l’histoire avec cette lenteur d’enfant qu’on arrache au sommeil au plus fort de son rêve

et c’est l’ébahissement

la pénombre erre dans le quartier, sa robe noire et vide sans structure ni forme, les cheveux en désordre, des volants et feuillages partout
elle flotte comme un fantôme perdu

je suis un frisson stupéfait

Ça va aller diminuant, ça va décolorer, ça finira même par passer
On oubliera tous ces trottoirs qui soudain se tordent et ondulent
Fondent en jus d’épais bitume, entravent la marche et l’allant
On ne sera plus là debout chez soi comme un martien
On n’aura plus jamais vingt ans et peur des chiens
On aura perdu tous nos sacs, papiers d’identité, photos
Et l’on ira errants par le monde, étrangers, pourtant déjà mieux à nos places
On se souviendra des halls rugissants, des paysages sous-marins, des vagues de foule cinglant la moquette et les rayonnages,
Avec sourire, avec pitié
On dira « les vies décharnées »
On dira simplement qu’il fallait réformer la Terre
Quelque part un ciel tournera
La nuit cernée de rêves
Quelques cymbales discrètes
Au bout de l’impasse, un lampion
Il chuchotera la lumière comme on marmonne, en songe, des phrases que le jour n’entend plus

Et nous serons déjà bien loin de ce qui sourd, majeur, terrible, à travers l’égoïsme ambiant.

Voleur

brise aux yeux bridés de sommeil
chapeau roux
poings menus
blottie dans ta poche intérieure

vient un voleur de vent, la valise à la main
ils ne sont jamais loin les voleurs de baisers
ils ne se cachent pas, la cloche à leur cou gueule tonnerre
lorsqu’ils s’enfuient, un filament de toi se déroule et s’étire
tu n’as pas plus la force de te déglutir que de te quitter
tu ne poursuis pas ce que l’on t’arrache
si on te l’ôte, ça meurt, quand on le laisse, ça peur
la chambre est toujours mauve
elle ne pouvait être que mauve, sans lèvres ni pétales

j’ai connu un mois d’août qui n’en finissait plus
on y dépiautait ma tendresse et les framboises hurlaient, hurlaient

Pour un poème aimé

ce soir je te disais ce poème d’Aragon
que je contemplais tout en l’écrivant
que je prononçais langoureusement
je vidais tout exprès pour lui des dédales de veines en moi
j’étais blanche d’être irriguée par la poésie de cet autre

il a passé du temps et tu t’es endormi
les vers derniers contre ta joue
blottis en nuage amoureux

depuis circulent en moi
des images non résolues
plus vastes que mon corps et qui devraient le déborder
mais restent à lui battre au dedans
comme autant fouets et de fièvres

je suis à genoux d’elles
otage de mes propres couleurs
et la proie de ma propre voix
et plus défigurée qu’un monde ou qu’un délire ou qu’un tourment
je cherche à résoudre un poème
aussitôt mon coeur se renverse
des machines aimantes me cognent au dedans
cliquettent et s’écarquillent comme un grand coquillage
ont des bras, font des sauts, chantent et s’étripent en choeur

il n’y a de vrai que marcher
pour répondre à ces poussées-là
et de fort que l’espace
arpenté qui se plie
aux ruades du coeur